Le fossé géographique des prix en alimentation



Déjà complexes à suivre d’un détaillant à l’autre et au fil des mois, les prix des aliments que vous achetez à l’épicerie varient en plus entre les provinces. Ils coûtent même systématiquement plus cher dans certaines régions du Canada, et pas nécessairement là où les salaires sont les plus élevés.

Les bananes sont en moyenne 30 % moins chères en Ontario qu’à Terre-Neuve-et-Labrador. La crème laitière coûte 50 % plus cher dans cette province de l’Atlantique qu’à l’autre extrémité du Canada, en Colombie-Britannique, où la douzaine d’oeufs se vend toutefois au-dessus de 4 $. C’est plus que n’importe où ailleurs au pays.

Les disparités de prix entre les provinces sont frappantes, même pour les aliments dont les fluctuations au fil du temps rendent les tendances moins évidentes.

« Ça s’explique par un paquet de facteurs qui peuvent être différents d’un produit à l’autre », prévient d’entrée de jeu Catherine Brodeur d’AGÉCO, un groupe de consultants spécialisés en économie agroalimentaire.

Plus cher pour se nourrir en Atlantique

Dans les provinces de l’Atlantique, les prix sont plus élevés dans la majorité des catégories d’aliments, selon notre analyse. C’est le cas, par exemple, des fruits, des légumes et des produits laitiers.

Un constat qui ne surprend pas les experts, qui citent tous les coûts du transport pour l’expliquer.

« Quand on pense aux provinces maritimes ou à Terre-Neuve-et-Labrador, tout ce coût de transport supplémentaire vient s’ajouter et les distributeurs doivent le récupérer », explique Catherine Brodeur. Cette distance entre les marchés et les sources d’approvisionnement ou les ports d’entrée des importations est le principal facteur des variations provinciales de prix.

« Les grands ports d’entrée, c’est le Saint-Laurent, c’est toute la zone de l’Ontario, de par sa proximité avec les États-Unis, et le port de Vancouver », poursuit l’économiste agricole.

« Les marchandises arrivent en train ou en bateau. Si elles entrent à Vancouver, elles se vendront moins cher à Vancouver que dans les Prairies, où elles doivent faire un autre bout de chemin en train pour s’y rendre. »

— Catherine Brodeur, Groupe AGÉCO

Le même principe s’applique aussi à la production et à la transformation alimentaires, ajoute-t-elle. « Il peut y avoir des provinces avantagées par la présence d’une production importante ou de transformateurs, et d’autres qui n’en ont pas. » C’est aussi ce qui rend la région de l’Atlantique plus vulnérable à des prix élevés.

Être végétarien, c’est payant en Ontario

À l’opposé, c’est l’Ontario qui profite de prix plus bas dans presque toutes les catégories d’aliments. Les fruits et les légumes ne sont meilleur marché nulle part ailleurs au pays.

« L’Ontario est un grand producteur maraîcher, rappelle l’agronome et économiste Pascal Thériault. Mais c’est aussi une plaque tournante de la distribution alimentaire au pays, ce qui lui donne des avantages logistiques indéniables pour tout ce qui provient du reste de l’Amérique du Nord, comme les États-Unis et le Mexique. »

La densité de population est une autre raison qui entre en jeu, selon les experts. L’Ontario en sort gagnante, contrairement aux provinces de l’Atlantique.

« Le coût fixe [de la chaîne de production] à soutenir sur un aliment demeure le même, peu importe où il est vendu, explique le chargé d’enseignement à l’Université McGill. Mais ce coût fixe est redistribué sur une plus petite quantité d’unités vendues. »

« Le profit se dégage au volume. Où il y a moins de population, il y a moins de possibilités de faire des ventes. Ça va avoir une tendance haussière sur les prix. »

— Pascal Thériault, Université McGill

« En Ontario, il y a plus de commerçants au pied carré, ajoute l’économiste Kevin Grier. Il y a aussi plus de chaînes au rabais », dont toute la stratégie commerciale est orientée vers les prix les plus bas possibles. « Les grands détaillants, comme Walmart et Costco, en faisant compétition aux autres, influent sur les prix. »

« On sait que le secteur du détail est très concurrentiel, reprend Catherine Brodeur. Dans les grandes zones de consommation, la compétition est féroce, contrairement aux régions plus éloignées où la taille du marché ne justifie pas la présence de plusieurs grands détaillants », dont la compétition permet de garder les prix plus bas.

Cette compétition explique donc les prix plus avantageux de l’Ontario, mais aussi du Québec, qui s’en tire presque aussi bien que son voisin pour les fruits et légumes, dont il est également un important producteur.

La Colombie-Britannique profite aussi de prix avantageux pour les fruits, parce qu’elle en produit et en raison de sa proximité avec la Californie, aux États-Unis.

Le boeuf, un produit de luxe au Québec

C’est toutefois au Québec que le boeuf fait le plus mal au portefeuille, suivi ensuite par l’Ouest canadien, où est pourtant concentrée la production bovine au pays.

Même si ce constat étonne, c’est le cas depuis toujours, selon Kevin Grier, qui surveille depuis longtemps le prix du boeuf au Canada.

« L’Ouest n’a jamais eu d’aussi bons prix que l’Ontario, a constaté l’économiste au fil des ans. Les prix sont plus élevés et ils vont se maintenir à ce niveau tant qu’il n’y aura pas de compétition pour venir ébranler le marché. »

Qui plus est, le Québec est un important exportateur, souligne l’économiste Rémy Lambert. « La demande en boeuf est très forte, pas seulement celle du Québec, mais aussi celle des exportations. Ça peut augmenter les prix », indique-t-il.

La complexité de la chaîne alimentaire ne permet donc pas toujours de trouver des explications simples aux prix affichés à l’épicerie, résume Catherine Brodeur.

« On est dans un marché nord-américain, et même mondial, très intégré. Ce n’est pas parce qu’on produit le porc au Québec que ce porc va se rendre jusqu’à l’assiette du consommateur québécois, donne aussi pour exemple l’économiste associée chez AGÉCO. On va en exporter et on va en réimporter. C’est très fluide. »

« L’Ouest canadien a du boeuf à ne plus savoir quoi en faire, mais il ne faut pas oublier qu’il peut être envoyé aux États-Unis, transformé là-bas et importé au Canada. »

— Catherine Brodeur, Groupe AGÉCO

Étonnamment, les provinces de l’Atlantique sont pour leur part avantagées dans leur consommation de protéines animales, rares catégories d’aliments où les prix sont inférieurs à la moyenne canadienne, selon notre analyse (voir méthodologie).

Catherine Brodeur soulève l’hypothèse de la présence d’un abattoir à l’Île-du-Prince-Édouard, qui vient desservir ce marché.

Vos préférences entrent en jeu

Les habitudes de consommation ne sont pas les mêmes non plus d’une province à l’autre, souligne l’agroéconomiste Maurice Doyon. Le prix en est souvent le reflet.

« Comme supermarché, je vais avoir un prix différent sur ce qui est le plus et le moins consommé », soutient le professeur à l’Université Laval.

Les détaillants intègrent même à leurs stratégies commerciales des produits d’appel, soit des produits populaires et vendus à bas prix pour inciter les consommateurs à les choisir face à leurs concurrents. Ils font ainsi le pari que leurs clients achèteront à la même occasion d’autres aliments qui, eux, seront vendus plus cher qu’ailleurs.

Maurice Doyon cite l’exemple du lait. « En Ontario, ils n’ont pas de politique de prix plancher comme c’est le cas au Québec. Ils utilisent le format de 4 litres comme produit d’appel, ce qui fait en sorte qu’il se vend à peine plus cher que le 2 litres », explique l’expert.

C’est le principe de la structure de l’offre et de la demande, soutient son collègue de la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval, Rémy Lambert.

« Selon les caractéristiques démographiques d’une région, la demande ne sera pas la même, l’offre non plus. Peut-être que dans les provinces où les prix sont très élevés, l’offre est très faible, ou la demande fait en sorte que les prix sont élevés. Mais ça ne veut pas dire que les quantités disponibles ou vendues sont les mêmes d’une province à l’autre », nuance toutefois l’expert.

« Il y a des créneaux de marché qui sont très forts au Québec, et qui le sont moins en Ontario. Ça va jouer sur l’équilibre des prix. »

— Rémy Lambert, Université Laval

Globalement, c’est la Saskatchewan et le Manitoba qui ont des prix inférieurs à la moyenne pour ce qui est des produits laitiers et des oeufs. C’est d’ailleurs là-bas qu’on retrouve le litre de lait le moins cher au pays.

Le profil des consommateurs de chaque province et l’utilisation des produits d’appel pour les attirer en magasin peuvent ainsi rendre les données sur les prix difficiles à interpréter.

« Ce serait très surprenant que les prix des aliments soient égaux à travers le Canada, soutient Rémy Lambert. Les mêmes facteurs reviennent, mais c’est difficile d’en arriver à une seule conclusion pour expliquer les différences de prix. » Les produits seront donc affectés différemment dans chaque province.

La Colombie-Britannique, l’Ontario et l’Alberta non seulement bénéficient de salaires plus élevés, mais ont aussi accès, en général, à des aliments à meilleurs prix.

En comparant le pouvoir d’achat d’est en ouest, force est de constater que la rémunération dans ces provinces compense le prix plus élevé de certains produits, mais creuse l’écart avec le reste du Canada pour les produits déjà vendus à moindre coût.

C’est contre-intuitif, reconnaît l’agroéconomiste Maurice Doyon.

Mais des études en ont fait la démonstration, rappelle-t-il. « Habituellement, les gens mieux nantis sont plus mobiles et peuvent prendre leur voiture pour se rendre à la grande surface la plus proche », où, rappelons-le, les prix sont plus avantageux.

L’effet inverse est observé dans l’est du pays, à l’exception du Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador, où les salaires sont dans la moyenne.

« Ce n’est effectivement pas le pouvoir d’achat qui détermine les prix, soutient Catherine Brodeur. Ça ne veut pas dire que ça n’a pas d’influence, mais la richesse relative a plus d’impact sur la composition du panier alimentaire. »

« Quand ton revenu disponible augmente, tu as tendance à modifier ta consommation et à aller vers des produits qui vont coûter plus cher », explique la vice-présidente des études économiques au Groupe AGÉCO.

« Dans un pays comme le Canada, où les disparités ne sont pas aussi importantes que ça, on ne peut pas dire que le pouvoir d’achat est un déterminant du prix des aliments. »

— Catherine Brodeur, Groupe AGÉCO

Et le revenu?

Au-delà du salaire moyen ou minimum, l’économiste Pierre Fortin soutient qu’il faut aussi prendre en compte le revenu disponible des ménages.

« Le vrai revenu disponible soustrait du salaire les impôts payés et lui ajoute les prestations sociales et familiales, détaille-t-il. Or, les impôts et les prestations peuvent être très différents d’une province à l’autre. »

Le salaire minimum du Québec, par exemple, procure un revenu disponible plus élevé que celui de toutes les autres provinces, indique le professeur émérite à l’UQAM.

C’est malgré tout la province dont les ménages consacrent la proportion la plus importante de leur revenu à l’alimentation, suivie ensuite par les provinces atlantiques.



Reference-ici.radio-canada.ca

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