Coupes forestières : « Ça suffit », disent les Atikamekw


Ses rides racontent beaucoup d’histoires, de luttes silencieuses, dont celles contre les coupes forestières. Quand mon mari était vivant, il regardait les gens couper le territoire, mais personne ne l’écoutait. Aujourd’hui, on ne peut avoir que pitié de ça. C’est désolant, lance-t-elle dans un débit lent en atikamekw.

Quand on lui demande ce qu’elle souhaite pour l’avenir, elle répond qu’elle n’est pas positive, car on ne m’entendra pas, on ne m’écoutera pas.

Alors la question est posée à nouveau. Je suis vraiment désolée de ne pouvoir rien faire. Mon mari a tellement essayé d’arrêter les coupes et il n’a pas été écouté, alors qu’est-ce que je peux faire de plus? poursuit Délima Dubé-Flamand.

Une vieille dame avec un béret rouge sur la tête.

Délima Dubé-Flamand a très peu d’espoir qu’on entende son cri du cœur demandant un meilleur rapport de force dans le dossier de la foresterie.

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Son moyen à elle de lutter, c’est de s’asseoir, souvent en silence, dans ce campement tenu par des membres de sa famille et de la communauté de Manawan.

Difficile de manquer le barrage du kilomètre 60, entre Saint-Michel-des-Saints et Manawan. Ni son objectif. Un grand panneau a été installé avec l’inscription Nitaskinan, territoire ancestral atikamekw.

D’autres banderoles demandent l’arrêt des opérations, des ravages. Puis des camionnettes et des barrières bloquent le chemin de traverse. Un campement a été installé pour maintenir la garde. La veille, une forestière a encore essayé de passer.

En effet, depuis près d’un an, les chefs de territoire, ceux qui surveillent et autorisent l’accès aux ressources sur leur territoire ancestral familial, réclament un moratoire sur les coupes forestières à Manawan. Ils dénoncent des consultations bidon, un appétit vorace des forestières, le non-respect des ententes et des compensations ridicules.

Si l’obligation de consulter les communautés autochtones est bien inscrite dans la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier, les droits autochtones en matière de foresterie, eux, ne sont pas définis. Et les consultations menant aux ententes d’harmonisation sont contestées par les Autochtones.

Finalement, le Conseil des Atikamekw de Manawan a imposé un moratoire en novembre dernier puis l’a assorti d’un règlement destiné à en assurer la mise en œuvre mi-janvier.

Une première entreprise a cessé ses activités à la suite d’une demande de la famille Echaquan. Puis la famille de Délima a demandé la fin des opérations d’une deuxième entreprise.

La goutte qui a fait déborder le vase est un chemin forestier aménagé au milieu d’une érablière qui devait être protégée, selon la famille Dubé.

C’est pour ça qu’on s’est levé et qu’on a dit “ça suffit”. Ils n’ont pas tenu parole, pas respecté l’entente, indique Annette Dubé-Vollant, une des filles de Délima.

Depuis longtemps, les Atikamekw dénoncent ces zones grignotées malgré les ententes. Ils coupent un peu plus que prévu, précise Annette Dubé-Vollant, secondée par de nombreux membres de la communauté.

Une femme avec des lunettes pose.

Annette Dubé-Vollant

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Annette Dubé-Vollant regarde alors sa mère. Je me dis que je vais être forte pour elle. Je vais me battre pour eux. Mes parents ont essayé, ils n’ont pas été écoutés.

« Dans le temps, la parole d’un Indien ne valait rien, mais maintenant, on est écoutés. Faut qu’on se lève, qu’on se tienne debout et qu’on ne se laisse pas faire, pour nos enfants, nos petits-enfants. Pour tout le monde, pas que les Atikamekw, pour tous ceux qui vont mettre le pied sur ce sol. »

— Une citation de  Annette Dubé-Vollant

Pour ces Atikamekw, en effet, l’enjeu va au-delà des arbres coupés. Il s’agit, comme le rappelle l’aînée Thérèse Quitich, assise près du feu, de la vie des Autochtones. C’est notre frigidaire, notre église, notre pharmacie!

Frédéric Flamand s’active à ramasser du bois. Depuis le 17 mars, il monte la garde au campement, en bon gardien du territoire. Chaque phrase est réfléchie. Il veut défendre son territoire familial, mais ne veut pas non plus créer de conflits avec les entreprises ou les municipalités qui sont ses voisins immédiats.

Son objectif? Sensibiliser les gens et, surtout, améliorer la gestion des coupes forestières. On veut que les gens comprennent le sens de notre message, amener les forestières à gérer de manière plus propre les coupes. Qu’elles soient conscientes qu’on occupe le territoire depuis des millénaires et que, pour enseigner nos traditions et nos coutumes, ça nous prend nos forêts. On veut travailler main dans la main, mais dans un cadre équitable.

Frédéric Flamand.

Frédéric Flamand monte la garde depuis près d’un mois pour que les camions forestiers n’entrent pas récupérer du bois.

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Annette Dubé-Vollant renchérit. Ce n’est pas parce qu’on est en 2022 qu’on n’a plus à pratiquer nos traditions. Il y en a qui nous disent : “Évoluez, devenez civilisés.” On l’est, mais on veut continuer à pratiquer nos coutumes.

Souvent, elle utilise l’exemple du Québécois francophone qui veut absolument conserver sa langue alors qu’il vit entouré par l’anglais. C’est la même chose, on veut conserver nos traditions dans un monde qui évolue.

Frédéric Flamand s’est assis sur une souche dans un coin, un peu à l’écart. Il devient très émotif. Une larme coule sur son visage marqué. C’est des valeurs auxquelles je crois et adhère, car c’est le seul héritage qu’on peut donner à nos enfants.

Il fait une longue pause, renifle.

« Pis si on n’a plus rien à leur donner… l’Atikamekw va mourir à un moment donné. »

— Une citation de  Frédéric Flamand

Si personne ne se lève pour dénoncer les coupes, qui va le faire? demande-t-il. Alors le voilà, comme les autres, bien déterminé à rester sur ce barrage, le temps que le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec fasse son enquête sur ce qui s’est passé dans l’érablière, le temps aussi que, sur le plan politique, on agisse pour un réel changement.

Québec interpellé

Dans son bureau à Saint-Michel-des-Saints, le président-directeur de la Scierie Saint-Michel, Jean-François Champoux, le répète à foison : son entreprise, qui a coupé dans le secteur de l’érablière de la famille Dubé, n’a rien à se reprocher, elle a fait ses devoirs. Il se dit attristé par la situation qui s’envenime et ne veut pas l’affrontement.

De manière générale, il travaille avec quatre familles de Manawan dans ce secteur et jamais, assure-t-il, il n’a eu de différend par le passé.

« Quand j’ai déposé ma carte pour les coupes, le gouvernement m’a dit qu’elle était conforme et que j’avais le droit d’aller bûcher. Ce n’est pas la Scierie Saint-Michel qui a décidé. Je ne comprends pas pourquoi le dossier dérape. »

— Une citation de  Jean-François Champoux, président-directeur de la Scierie Saint-Michel

Sur les réseaux sociaux, les esprits se sont échauffés. Sur le terrain, à cause du barrage, l’entreprise ne peut ramasser le bois coupé, ce qui représente, selon Jean-François Champoux, près d’un million de dollars en volume de bois pris en otage et qui risque d’être gaspillé.

Un homme assis derrière son bureau avec une casquette sur la tête.

Le président-directeur de la Scierie Saint-Michel, Jean-François Champoux, attend impatiemment que le gouvernement tranche dans ce dossier.

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

En avril, la scierie ne sait pas où elle va bûcher, car l’ensemble de ses coupes (500 000 m3 par année) se trouve sur le territoire revendiqué par la nation atikamekw, qui a déclaré unilatéralement en 2014 sa souveraineté sur ce territoire ancestral de 82 000 km2 répartis autour de trois communautés.

Une autre famille atikamekw a déjà signifié qu’on ne pourra plus couper de bois sur son territoire à la prochaine saison tant que le gouvernement québécois n’aura pas changé sa manière de faire dans ce dossier.

Si le blocage et le moratoire se poursuivent, c’est 100 % du volume de la scierie que je n’aurai pas. Ce n’est pas normal que je sois obligé de dire à mes 500 employés que la job n’est pas assurée en juin, lance l’entrepreneur.

Alors, Jean-François Champoux n’a qu’une hâte : entendre le gouvernement québécois, qui est resté bien muet à ses appels.

Il faut arrêter de pousser le problème sous le tapis, il faut le régler. Autant l’industrie forestière que Manawan en ont besoin, dit-il. On ne doit pas voir ça comme un affrontement, car je n’ai aucun pouvoir de nation à nation. On voit que le problème devient provincial. Donc, réglons-le!

Même son de cloche du côté du directeur général du Groupe Crête, Sébastien Crête, dont l’entreprise a été la première à arrêter ses opérations. Sur les 185 000 m3 de bois qu’il récolte chaque année, près de la moitié se trouve sur le territoire atikamekw de Manawan.

Des piles de bois sous la neige.

Le bois coupé entreposé à la Scierie Saint-Michel

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

La fin précipitée des opérations lui a fait perdre 5 % de son chiffre d’affaires. L’attente d’un règlement entre Québec, Manawan et le Conseil de la nation atikamekw l’empêche même de dormir, avoue-t-il, car la prochaine saison arrive à grands pas.

On se côtoie, on cohabite, mais le fameux moratoire plane au-dessus de nos têtes et on a peur qu’au printemps, si le comité de travail entre le gouvernement et les Autochtones n’a pas avancé et si les deux parties ne sont pas satisfaites, on puisse être bloqué, précise Sébastien Crête.

« Tant qu’ils ne se seront pas entendus de nation à nation, je vais être nerveux de revivre une crise comme celle de février. Le dossier est sur le bureau du ministre, c’est à lui de gérer. »

— Une citation de  Sébastien Crête, directeur général du Groupe Crête

D’ailleurs, M. Crête indique que payer ses droits de coupe juste au gouvernement ou en partie à la communauté atikamekw et au gouvernement, ça ne changera pas grand-chose. Présentement, les règles du jeu me disent d’envoyer le chèque au gouvernement. Peu importe le pourcentage, s’il le faut, on va envoyer deux chèques, mais on ne veut pas payer en double, souligne-t-il.

Il assure comprendre les revendications des Autochtones et dit espérer des solutions où tout le monde sera gagnant.

Un camion plein de bois coupé sur un pont.

Un camion chargé de bois sort d’un chemin forestier.

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Selon le Conseil des Atikamekw de Manawan, le Groupe Crête, la Scierie Saint-Michel, Forex, Produits forestiers Résolu, le groupe Rémabec et Domtar font partie des gros joueurs qui mènent des activités sur son territoire.

Produits forestiers Résolu espère bien entendu que le gouvernement fera preuve d’écoute afin que tous puissent cohabiter de façon harmonieuse, indique le directeur principal, affaires publiques et relations gouvernementales du groupe Louis Bouchard.

Les activités du groupe n’ont pas été directement affectées […] et se poursuivent aujourd’hui comme prévu, précise-t-il.

Le gouvernement retirerait environ 45 millions de dollars de redevances des entreprises, alors que Manawan en retirerait seulement 380 000 $ sur les trois millions de mètres cubes de possibilités forestières totales de ce territoire, affirme le Conseil des Atikamekw de Manawan.

Des discussions politiques en cours

En attendant, les discussions politiques pour créer un comité de travail permettant de trouver un terrain d’entente entre les parties se poursuivent depuis la mi-février. Le gouvernement avait reconnu en novembre que le problème était réel et qu’il fallait revoir les mécanismes de consultation des peuples autochtones.

Depuis ce temps, on se relance sur un document de travail, un échéancier et la composition du comité de travail. On est rendus à la phase finale, explique le grand chef de la nation atikamekw, Constant Awashish.

Une première rencontre de préparation devrait se tenir cette semaine. Par la suite, on pourra jauger vers où on se dirige, précise le chef Awashish. Il veut aborder les sujets chauds et que les Atikamekw soient mieux écoutés dans la planification des coupes et le processus décisionnel qui y est associé.

« C’est à ce niveau qu’on va travailler. Il y a une bonne ouverture pour le moment, il faut en profiter, mais on verra pour la suite des choses. »

— Une citation de  Constant Awashish, grand chef de la nation atikamekw

Il espère qu’une entente va pouvoir tracer un bon chemin qui sera utile pour tout le monde, dont d’autres nations.

Le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs assure que les discussions avec les chefs atikamekw se poursuivent de manière cordiale et positive. Le ministre Dufour n’était pas disponible pour une entrevue.

Un homme pose devant un panneau avec l'inscription Nitaskinan, Territoire ancestral atikamekw.

Le chef du Conseil des Atikamekw de Manawan, Paul-Émile Ottawa, soutient la famille Dubé, mais dit aussi être en mode recherche de solutions.

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Présent au barrage du km 60, le chef de Manawan, Paul-Émile Ottawa. espère comme les autres que du concret va découler rapidement de ce comité. Ce n’est pas d’hier que les gens dénoncent la manière dont la forêt est exploitée ni la première fois que des ententes ne sont pas respectées, souligne-t-il.

On veut travailler pour trouver comment régler la question et on va avoir une proposition en matière d’intervention, explique celui qui prend part aux négociations avec le gouvernement.

Une voiture de police puis, plus loin, un barrage avec un tipi et des drapeaux.

La Surêté du Québec est présente au barrage des Atikamekw de Manawan.

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

En attendant, sur le terrain, s’il n’y a pas de développement significatif, précise-t-il, les membres envisagent des actions de sensibilisation plus près de Saint-Michel-des-Saints, où des camions continuent de sortir du bois.

C’est malheureux que ça ait pris des manifestations, un blocage depuis près d’un mois pour se faire respecter. On est déterminés à rester trois mois s’il le faut, affirme Paul-Émile Ottawa.

Délima, elle, continuera de venir silencieusement soutenir la famille en espérant un dénouement plus favorable aux Atikamekw.



Reference-ici.radio-canada.ca

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