Recherche dans l’Arctique : « Quand pourra-t-on collaborer à nouveau avec les chercheurs russes? »


L’invasion russe en Ukraine a ravivé le débat sur la protection de l’Arctique. (Alexandre Lamic/Radio-Canada)
La mise au ban internationale de la Russie après son invasion de l’Ukraine a grandement endommagé les liens entre les scientifiques de différents pays pourtant si nécessaires à la surveillance et la recherche dans l’Arctique. La directrice de l’Institut arctique de l’Amérique du Nord, Maribeth Murray, déplore l’état des choses et se montre peu optimiste pour les années à venir.

La chercheuse basée à l’Université de Calgary a coordonné l’Arctic Observing Summit, une conférence qui s’est tenue en Norvège en mars, réunissant des centaines de chercheurs de partout dans le monde. Cette année, les scientifiques russes brillaient par leur absence, eux qui sont normalement nombreux et impliqués dans les échanges.

« Nous avions toujours eu un nombre assez important de scientifiques russes qui y participaient. Mais cette année, les Russes n’étaient pas autorisés à venir en Norvège et ils n’étaient pas autorisés à y participer virtuellement », dit-elle en entrevue.

L’absence des Russes de la communauté scientifique internationale laisse un énorme vide, explique-t-elle. Et pour la recherche sur le climat et sur l’Arctique, le fossé est abyssal, car la Russie s’étend sur à peu près la moitié de l’Arctique et est aux premières loges des phénomènes comme la fonte des glaces, la fonte du pergélisol et les changements écosystémiques qui résultent du réchauffement.

« Au cours des 20 dernières années, il y a eu une assez bonne coopération dans toute la région de l’Arctique dans la science des océans, de la Terre, dans tous les domaines de recherche. Et maintenant, à cause des sanctions contre la Russie, nous ne sommes même pas en mesure de communiquer ou de contacter nos collègues russes », confie-t-elle.

Dans le partage d’informations, de données que nous avions sur les changements environnementaux dans l’Arctique, toute cette région russe va être un grand trou noir pour nous.Maribeth Murray, directrice de l’Institut arctique de l’Amérique du Nord

« Il devient vraiment difficile de faire de la science avancée comme la projection des changements environnementaux, ainsi que la planification et l’adaptation aux changements. Lorsqu’il vous manque une grande partie des données pour cette région arctique, cela a des implications mondiales », poursuit la chercheuse qui se spécialise dans la recherche sur l’environnement, la biodiversité et le partage et la gestion des données.

L’argent, le nerf de la guerre

Beaucoup de groupes de recherche en Russie risquent aussi de manquer d’argent, car ils dépendent en partie de bailleurs de fonds internationaux, précise la chercheuse.

« Les scientifiques russes ont très peu de ressources. C’est pourquoi l’Union européenne, entre autres, leur fournit des fonds en temps normal. Mais là, tout s’est arrêté » avec la guerre, explique Mme Murray.

« Et la science de l’Arctique, ça coûte cher, poursuit-elle. L’océanographie, par exemple, implique d’envoyer des missions dans l’Arctique, des bateaux de recherche. Et ce sont souvent des équipes internationales. Par exemple, les Allemands ont envoyé leur navire, le Polarstern, dans les glaces de l’océan Arctique. Il y avait toujours un grand contingent international à bord, incluant des Russes », dit Mme Murray.

« Et qu’en sera-t-il désormais? Pourra-t-on entrer dans les eaux russes? » se demande-t-elle. « Dans le détroit de Béring, les Américains collaborent étroitement avec les Russes. Mais tout s’est arrêté. Et je ne vois pas ça reprendre dans un futur proche », avoue-t-elle.

Le brise-glaces allemand Polarstern en mission scientifique (Steffen Graupner/Alfred-Wegener-Institut)
Science participative et communautés locales

Les communautés autochtones, notamment, qui font de la surveillance et collaborent activement avec des scientifiques pour collecter des données vont continuer de faire leur travail dans tous les pays circumpolaires, indique Mme Murray.

Mais, encore une fois, le partage des données ne sera pas possible au-delà de frontières nationales, note-t-elle.

« Jusqu’à récemment, je prenais part à Arctic Passion, [un projet de surveillance et de partage de données pour tout l’Arctique soutenu par la Commission européenne] qui impliquait la participation d’organisations autochtones russes. Et ça a pris fin abruptement », dit-elle.

Elle souligne par le fait même que l’Association des peuples autochtones du Nord, de la Sibérie et de l’Extrême-Orient de la Fédération de Russie (RAIPON), qui siège à différents organes internationaux, a pris parti pour la guerre en Ukraine, ce qui vient mettre une chape de plomb sur tout espoir de collaboration bien que d’autres regroupements de peuples autochtones de la région s’opposent à la guerre. Elle rappelle du même souffle la suspension de tous les travaux au sein du Conseil de l’Arctique.

Des chercheurs en danger

Sur le plan humain, la situation est aussi difficile. Même si la possibilité de poursuivre une collaboration internationale existe dans certains cas, des chercheurs vont se désengager, par précaution, pour éviter des représailles politiques.

Beaucoup de nos collègues russes se sont probablement prononcés contre la guerre. On ne sait pas ce qui leur est arrivé. Quand on lit les actualités, on comprend que des gens se font arrêter, etc.Maribeth Murray, directrice de l’Institut arctique de l’Amérique du Nord

« Donc, le simple fait que nous [chercheurs occidentaux] soyons en contact avec des chercheurs russes, ça peut les mettre en danger. On ne veut pas les mettre dans une telle situation. »

Rebâtir les ponts

La chercheuse ne voit pas comment l’information scientifique peut continuer à circuler et sortir de Russie.

« Une des discussions que nous avons dans la communauté scientifique est comment nous remettre de tout ça? Supposons que la guerre cesse. Est-ce qu’on revient à une sorte d’état d’avant-guerre? Combien d’années cela prendra-t-il pour rebâtir les liens entre les scientifiques? 10 ans, 20 ans? » se demande-t-elle.

Beaucoup devra être fait pour rebâtir les ponts, peu importe l’issue du conflit actuel, conclut-elle.




Reference-www.rcinet.ca

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