« Ma confiance a été détruite » : une ancienne gymnaste canadienne dénonce son entraîneuse


Alexandra Landry fait partie des quelque 400 gymnastes et entraîneurs, de tous les niveaux, signataires d’une lettre ouverte à Gymnastique Canada pour dénoncer des abus qu’ils disent avoir subis et qui sont restés, selon eux, sans suivi et sans résolution depuis des années.

Le choix de signer [la lettre ouverte] n’a pas été difficile. Pendant longtemps, j’ai mis ces sentiments-là de côté. Quand j’ai lu la lettre, ça a fait ressortir plein d’émotions. C’est à ce moment que j’ai réalisé que je n’étais jamais passée au travers étant donné que je n’en avais parlé à personne, confie-t-elle.

La Québécoise était membre de la sélection canadienne qui a participé aux épreuves de gymnastique rythmique par équipe aux Jeux de Londres en 2012.

À ce jour, cette présence aux JO demeure la seule qu’ait obtenue le Canada dans cette spécialité. Et pourtant, le parcours est loin d’être un tapis rouge. Les gymnastes ont dû composer avec l’attitude souvent désobligeante de celle qui a été leur entraîneuse principale, Svetlana Joukova, déplore Alexandra Landry.

Tout a commencé au moment où, contre toute attente, l’équipe canadienne s’est qualifiée pour Londres après un excellent résultat aux Championnats du monde, en Russie, en septembre 2010, et la confirmation du billet olympique l’année suivante, à Montpellier, en France.

Une jeune femme souriante en rouge

Alexandra Landry a participé aux Jeux de Londres en 2012

Photo : Comité olympique canadien

Au même moment, la championne canadienne en individuel, Mariam Chamilova, a échoué dans sa tentative de se tailler une place aux Jeux olympiques. Les pressions et le harcèlement visant à écarter Alexandra Landry de l’équipe à la faveur de Chamilova ont alors commencé, selon les témoignages faits à Radio-Canada Sports.

D’ailleurs, 10 ans plus tard, Alexandra Landry, maintenant âgée de 28 ans, en parle avec des trémolos dans la voix.

La gymnastique, comme plein d’autres sports, est très axée sur le physique. Quand tu commences, tu es jeune, tu es petite. Tu as la shape que ta coach veut. Mais quand tu grandis, tu matures. On ne peut pas toujours rester petite, explique-t-elle.

« Mes expériences étaient axées sur mon poids. Et c’est quelque chose qui se passait constamment. On se faisait peser avant les pratiques, après les pratiques, chaque jour où on s’entraînait. Et on s’entraînait six jours par semaine. Et avant ma journée de congé, ma coach me disait que je ne pouvais manger que du melon d’eau ou que je n’avais pas le droit de manger telle chose pour revenir exactement au même poids au retour. »

— Une citation de  Alexandra Landry, ancienne gymnaste

J’ai réalisé que ce n’était pas sain

Alexandra Landry n’avait que 16 ans lorsqu’elle dit avoir commencé à être victime d’abus de son entraîneuse.

Elle était contrainte à une diète de 1000 ou 1300 calories par jour, se souvient-elle, et cela a duré assez longtemps pour créer chez elle de l’anxiété et des troubles alimentaires s’apparentant à l’anorexie.

Au début, je pensais que non. Quand j’étais en train de le vivre, je ne pensais pas que c’était aussi pire que ça. J’étais peut-être en déni ou tellement habituée. Mais avec le recul, j’ai réalisé que ce n’était pas sain. J’écrivais tout ce que je mangeais. Je regardais les calories. Parfois, j’essayais de ne pas manger, dit-elle.

Je faisais tout ce que je pouvais pour perdre du poids. Mais c’est l’effet contraire qui se passait. Je prenais du poids parce que mon corps essayait d’emmagasiner la nourriture. J’étais complètement bouleversée et je ne savais pas quoi faire.

Faire partie d’un groupe envenimait la situation parce qu’elle se savait constamment comparée aux autres gymnastes de l’équipe qui étaient physiquement plus petites et plus menues qu’elle, renchérit Alexandra Landry.

« C’est quelque chose qu’on me reprochait chaque fois, chaque entraînement, chaque jour. Je l’entendais et je vivais avec ça constamment. J’avais toujours ça en tête. Ma confiance a été détruite plusieurs fois. Ça affectait mes performances. Je faisais parfois des erreurs et je ne comprenais pas pourquoi. »

— Une citation de  Alexandra Landry

Alexandra Landry raconte que cet état d’esprit la suivait à l’extérieur du gymnase et des lieux de compétitions.

Je me rappelle que, lorsque je rentrais chez moi, je fermais les lumières dans ma chambre pour ne pas me voir (dans le miroir) quand je me changeais parce que je ne m’aimais tellement pas à cause de ces situations-là, confie-t-elle.

Svetlana Joukova, toujours à l’emploi du National Rhythmic Gymnastics Centre, à Scarborough, en Ontario, a sèchement décliné notre invitation à commenter les allégations contre elle quand on l’a jointe au téléphone.

Je n’ai rien à dire. Je ne commente pas ces histoires stupides. Ce ne sont que des mensonges. Rien de tout cela n’est jamais arrivé, a indiqué l’entraîneuse avant de raccrocher.

Une entraîneuse en rouge donne des conseils à une athlète

Svetlana Joukova aux Jeux du Commonwealth en 2014

Photo : La Presse canadienne / Andrew Vaughan

Les parents d’Alexandra Landry, Diane Lafresnaye et Gérald Landry, ont été témoins à quel point les reproches, les remarques désobligeantes et les cris étaient monnaie courante durant les nombreuses séances d’entraînement auxquelles ils ont assisté.

On a toujours entendu crier les coachs en gymnastique rythmique. On a vu des petites filles pleurer quand elles sortaient du tapis parce qu’elles avaient fait une erreur et se faisaient taper en arrière de la tête par la coach, dit la mère d’Alexandra Landry.

Son père se souvient pour sa part avoir approché la directrice technique de l’époque à Gymnastique Canada, Danielle Frattaroli, qui paraissait vouloir offrir une oreille attentive aux doléances des gymnastes à propos du comportement de l’entraîneuse.

Avec elle, on avait une espèce de dialogue et on essayait de passer des petits messages, du genre : “Ça ne va pas bien dans le gym.” Elle nous répondait en disant : “Ne vous inquiétez pas”, raconte-t-il.

Il mentionne aussi que la contre-attaque à ses tentatives de dénonciations arrivait très rapidement de la part de la fédération, des entraîneurs et même des autres parents qui lui adressaient des courriels pour signifier qu’ils ne voyaient pas d’un bon œil le fait de vouloir mettre en lumière les comportements qui avaient cours.

En entrevue à Radio-Canada Sports, Jean-Paul Caron, ancien directeur général de Gymnastique Canada de 2000 à 2014, n’a pas voulu entrer dans les détails liés aux allégations des gymnastes, affirmant qu’il n’avait pas pris connaissance de leur lettre ouverte. Il a tout de même souligné que, sous sa direction, aucune plainte n’avait pas été traitée selon le protocole en vigueur à l’époque.

Toutes les situations difficiles que nous avons vécues, que ce soit une plainte ou une problématique au niveau des sélections [olympiques ou autres, NDLR], on les a gérées à l’intérieur des politiques que l’on avait en place. Ça, c’était au niveau national. Le système canadien est un système de clubs. Gymnastique Canada ne peut donc pas gérer toutes les problématiques qui sont soulevées à l’intérieur d’un club, explique-t-il.

« Celles qui ont été soulevées au niveau national, on les a gérées. Est-ce que les gens étaient contents du résultat? Des fois oui, des fois non… »

— Une citation de  Jean-Paul Caron, directeur général de Gymnastique Canada de 2000 à 2014

Son successeur Ian Moss, en poste depuis 2017, souligne que Gymnastique Canada a depuis mis en place un processus de réception et de gestion des plaintes qu’il décrit comme efficace et à l’écoute des athlètes.

Personne au sein de Gymnastique Canada n’accepte quelque forme d’abus que ce soit. Il est vrai que la gymnastique est montrée du doigt dans le monde en raison de problèmes liés à sa culture. Nous le savons à cause des différentes enquêtes qui ont eu cours dans d’autres pays, reconnaît celui qui a précédemment agi comme directeur général des fédérations canadiennes de patinage de vitesse et d’aviron.

Nous savons que Gymnastique Canada connaît sa part de problèmes. Je peux vous assurer que Gymnastique Canada et ses membres sont engagés à éliminer toute forme d’abus. Voilà une chose facile à dire, mais qui est beaucoup plus ardue. Nous avons des procédures très claires en lien avec le dépôt des plaintes, l’indépendance des enquêtes internes et la possibilité pour les gymnastes de déposer leur plainte de façon confidentielle. Tout cela est en place depuis quelques années déjà, poursuit Ian Moss.

Il a toutefois enchaîné en soulignant que les situations qu’on lui rapportait s’avéraient antérieures à la mise en place du présent protocole.

Un affrontement juridique

Toujours selon le père d’Alexandra Landry, l’arrivée du brevet (carding) de Sport Canada et du financement des athlètes qui l’accompagne est venu contrecarrer les plans de Gymnastique Canada qui, pour se conformer aux règles en place, ne pouvait plus mettre une gymnaste de côté au profit d’une autre.

C’est là qu’ils ont décidé d’aller au Centre de règlements des différends sportifs du Canada (CRDSC). Et le juge a tranché noir sur blanc que l’équipe devait rester intacte. Mais ç’a continué (le harcèlement) pareil. Le seul point positif de tout ça, c’est qu’aux Olympiques, la coach n’était pas avec elles [dans l’aire de compétition, NDLR], soutient Gérald Landry.

Jean-Paul Caron indique pour sa part avoir joué un rôle important face à ce tribunal pour défendre l’intégrité du processus de sélection de Gymnastique Canada et, de ce fait, la composition de l’équipe de six gymnastes qui iraient représenter le pays à Londres.

Le rapport (du CRDSC) est clair. L’appel venait de la gymnaste. Comme elle était mineure, c’est sa mère qui a fait cet appel. En lisant le rapport, vous allez tout comprendre. J’étais le représentant de Gym Can sur cet appel. Je ne rentrerai pas dans le détail parce que ç’a été lourd à gérer […] Notre rôle était de protéger le processus de sélection et de justifier la décision qui avait été prise de refuser la demande de Mme Chamilova de joindre le groupe.

Quand on lui a demandé de décrire l’ambiance qu’il avait perçue à l’époque de cette confrontation juridique, Jean-Paul Caron a reconnu qu’il n’en gardait pas le meilleur des souvenirs.

Ce n’est jamais agréable ce qu’une fédération sportive doit faire. On met en place des processus internes qui sont approuvés et on doit les faire respecter. Dans ce cas, c’est allé jusqu’au CDRSC. Personne ne dira que c’est agréable de passer par là, mais c’est notre responsabilité de le faire. Je pense que l’arbitre a très bien statué là-dessus, dit-il.

Il a aussi reconnu que toute cette affaire n’a pas été facile pour les athlètes sur le plan psychologique.

C’est sûr, parce qu’elles étaient les parties affectées, reconnaît-il. Elles sont identifiées dans le rapport (du CRDSC). Ç’a un impact sur l’ensemble des personnes. L’impact le plus important était sur les personnes déjà sélectionnées. Le fait de rentrer une nouvelle gymnaste en remplacement d’une autre, la demande aurait fait en sorte qu’il y aurait eu un effet domino pour sortir une des gymnastes. Pour nous, c’était clair que le groupe qui avait qualifié le Canada pour les Jeux olympiques serait le groupe qui irait aux Jeux olympiques.

Mariam Chamilova, qui occupe aujourd’hui un poste d’associée dans un important cabinet d’avocats à Chicago, a confié à Radio-Canada Sports qu’elle comprenait les motivations des gymnastes qui lèvent le voile sur les situations qui ont marqué leurs expériences respectives.

Mais en ce qui me concerne, je ne vois pas l’intérêt de revenir sur des événements qui se sont déroulés il y a plus d’une décennie, dit-elle.

La capitaine corrobore

Le récit de la coéquipière d’Alexandra Landry et capitaine de l’époque, Rosie Cossar, abonde dans le même sens. Svetlana Joukova faisait la vie dure à ses athlètes, soutient-elle.

Une femme sourit.

Rosie Cossar était de l’équipe olympique canadienne en 2012

Photo : Comité olympique canadien

Notre entraîneur avait quelque chose de personnel sur chacune de nous. Nous étions six athlètes et notre entraîneuse connaissait très bien les choses qui nous affectaient le plus, les choses qui nous rendaient le plus tristes et qui nous faisaient le plus mal, insiste Rosie Cossar, maintenant ambulancière paramédicale dans la région de Toronto.

Dans mon cas, à cette période-là, mes parents étaient en train de se séparer. Pour moi, c’était quelque chose d’un peu difficile et mon entraîneuse utilisait ça contre moi tous les jours. Si je faisais quelques erreurs dans mon programme, elle disait des choses contre ma famille pour me provoquer, pour me rendre triste ou me fâcher.

Pour Alexandra, notre entraîneur disait toujours qu’elle était trop grosse, même si elle était maigre comme toutes les autres. C’était toujours relié à son poids parce que, pour Alexandra, c’était la chose la plus sensible, poursuit Rosie Cossar.

La jeune femme se souvient aussi d’une autre de ses coéquipières, issue d’une famille moins fortunée et qui avait des problèmes d’argent, et qui était une autre cible de l’entraîneuse.

Ça n’avait rien à voir avec le sport. Ces conversations n’avaient pas à être dans le gymnase, mais notre entraîneuse voulait toujours nous provoquer. Et ça, c’est vraiment de l’abus émotionnel, ajoute-t-elle.

Rosie Cossar affirme s’être confiée à ses parents sur ce qui se passait dans le gymnase et d’en avoir informé les responsables de Gymnastique Canada. Là encore, la principale interlocutrice était Danielle Frattaroli.

« Elle était très gentille. Il était clair qu’elle voulait nous aider, tout comme il était clair, pour certaines raisons, qu’elle ne le pouvait pas. Des personnes plus haut placées prenaient les décisions. Elle répondait toujours à nos courriels, mais les actions n’ont pas suivi. »

— Une citation de  Rosie Cossar, ancienne coéquipière d’Alexandra Landry

Il n’y a aucun doute dans l’esprit des parents d’Alexandra Landry que Gymnastique Canada était au courant de ces abus. Ils ont encore en main des échanges de courriels avec plusieurs responsables de la fédération et en ont fourni des copies à Radio-Canada Sports.

Ils ne peuvent pas dire qu’ils n’étaient pas au courant parce que nous étions en constante communication avec Danielle (Frattaroli), alors à l’emploi de Gymnastique Canada. La directrice technique, Cathy Haynes, le médecin en chef de l’équipe olympique, le psychologue, le psychiatre, les nutritionnistes étaient tous au courant, dit le père d’Alexandra en précisant que la plupart de ces individus ne travaillent plus à la fédération.

Questionné sur les allégations de gymnastes voulant que les pressions indues aient apparemment quand même eu cours après la décision du CRDSC, avec la tenue de séances d’entraînement tellement intenses qu’elles risquaient de causer des blessures, Jean-Paul Caron n’a pas commenté, mais a quand même pris soin d’apporter une nuance.

On avait quand même deux entraîneurs là-dessus. Ce n’était pas un entraîneur isolé qui allait essayer de faire des choses pour essayer de changer la composition du groupe. Mais la seule façon effectivement d’avoir à changer la composition du groupe est s’il y avait eu des blessures majeures ou s’il y avait un problème au niveau de l’entraînement. Mais ce n’est jamais allé jusque-là, dit-il. 

Rififi à Londres

Même si les membres de l’équipe de gymnastique rythmique canadienne avaient obtenu, quelques mois avant les Jeux de Londres, la promesse que Svetlana Joukova ne serait pas avec elles aux abords de l’aire de compétition, elle y est allée d’une ultime tentative pour imposer sa présence, avec la complicité de Gymnastique Canada, selon les témoignages recueillis par Radio-Canada Sports.

Il avait déjà été entendu que Zdravka Tchonkova, une entraîneuse de la région de Winnipeg, se verrait confier cette mission.

Elle était d’ailleurs en place durant les mois précédents le rendez-vous olympique lors de compétitions à Kiev, en Ukraine, à Thiais, une commune de la banlieue parisienne, et en Italie.

Une fois à Londres, les jeunes gymnastes ont été soumises à une ultime tentative d’intimidation dont Rosie Cossar conserve un souvenir amer.

Il y avait un respect entre Zdravka et nous. C’était une relation complètement différente. C’est pourquoi nous avions poussé très fort pour qu’elle soit avec nous sur le tapis aux Jeux olympiques, soutient Rosie Cossar.

Le jour de notre première compétition à Londres, je faisais attention pour m’assurer que la personne qui devait avoir l’accréditation [une seule par entraîneur par équipe, NDLR] donnant accès à l’aire de compétition était Zdravka, raconte-t-elle.

Ce que j’ai vu, c’est Svetlana qui a pris toutes les accréditations, les a regardées une à une pour prendre celle qui lui donnerait accès au tapis et l’a enfilée autour de son cou. Je suis allée voir notre directrice de programme à Gymnastique Canada (Danielle Frattaroli) pour lui dire que Svetlana Joukova avait l’accréditation qu’elle ne devrait pas avoir.

Cinq gymnastes en mauve sur un tapis. Elle tiennent chacune un ballon rose dans leurs mains.

L’équipe canadienne aux Jeux de Londres en 2012

Photo : Getty Images / AFP

Rosie Cossar dit avoir laissé les responsables négocier avec l’entraîneuse. En ce qui la concerne, à 20 minutes de l’entrée en scène, sa seule préoccupation en tant que capitaine était que ses coéquipières soient prêtes et bien concentrées.

Pendant ce temps, Cathy Haynes a tenté de reprendre le laissez-passer des mains de Joukova, selon le témoignage des gymnastes, mais elle a résisté. Cossar fait état de l’esclandre qui s’en est suivi. Le ton avait monté.

Il y a eu des jurons et des insultes, se souvient-elle. C’est même devenu un peu physique. Les gardes de sécurité s’en sont mêlés. Il était devenu impossible de tenir l’équipe à l’écart de la situation.

« La chose qui m’a le plus déçue, c’est que même si nous avions déjà décidé très nettement, avant les Olympiques, c’était écrit sur papier et on avait tous signé ça, que Zdravka devait être avec nous sur le tapis. Et voilà que 20 minutes avant notre performance, les représentants de Gymnastique Canada venaient nous voir pour qu’on leur dise une dernière fois qui de Zdravka ou Svetlana nous voulions avec nous sur le tapis! »

— Une citation de  Rosie Cossar

Imaginez la scène dans le petit vestiaire : les représentants de Gymnastique Canada, les deux entraîneuses et les six jeunes gymnastes à qui l’on demande de se prononcer à main levée sous le regard de celle qu’elles dénonçaient.

J’ai regardé mes coéquipières. Nous étions réunies dans un petit cercle, ajoute Rosie Cossar. Elles avaient toutes très peur. Elles regardaient toutes le sol. J’ai alors regardé mes deux entraîneuses et j’ai dit la vérité : “On a déjà décidé que ça devait être Zdravka et c’est la décision qui tient encore aujourd’hui”.

Rosie Cossar raconte que Svetlana Joukova lui a alors lancé un regard de feu pour lui signifier sa grande déception.

C’était difficile pour moi, même si nous avions une relation terrible dans le gymnase. Je la connaissais depuis que j’étais une enfant, précise celle qui a commencé la gymnastique à 5 ans et qui n’a raccroché son maillot que 16 ans plus tard après les Jeux de Londres.

Cinq gymnastes se tiennent une jambe, trois d'entre elles ont lancé un ruban rouge en l'air.

Le Canada n’a plus jamais participé au concours par équipe en gymnastique rythmique après les Jeux de Londres en 2012

Photo : Getty Images / AFP

Danielle Frattaroli, ex-directrice de programme pour la gymnastique rythmique à la fédération canadienne, préfère ne pas commenter le dossier.

Elle n’a pas répondu aux questions de Radio-Canada Sports sur les allégations de Rosie Cossar.

Après une sérieuse réflexion, je crois que l’accent doit être mis maintenant sur une concertation de tous les agents, gymnastes, entraîneurs, administrateurs et responsables du sport au gouvernement dans le but de créer un environnement sain pour tous.

En ce sens, il existe des gens actuellement dans le sport beaucoup plus qualifiés que je le suis pour discuter de ces sujets avec vous, mentionne celle qui dirige toujours l’Island Rythmic Gymnastics Club, à Victoria, en Colombie-Britannique.

Quatre gymnastes font des figures avec des rubans rouges

Le Canada aux Jeux de Londres en 2012

Photo : Getty Images / AFP

L’ex-directrice technique de Gymnastique Canada Cathy Haynes préfère aussi ne pas commenter.

De son côté, Jean-Paul Caron laisse entendre qu’il n’était pas présent aux abords du vestiaire au moment de l’incident aux Jeux olympiques de Londres, mais qu’il en avait effectivement eu vent.

Il explique que la directrice technique nationale de la fédération canadienne, Cathy Haynes, et l’entraîneuse adjointe d’origine bulgare Zdravka Tchonkova avaient pris les choses en main, parce que Svetlana Joukova n’était plus en mesure d’aider à la préparation des gymnastes.

Oui, j’ai eu vent qu’il y avait eu une intervention de la part de notre directrice technique nationale qui a géré cette situation. Cathy est intervenue. Elle a fait la bonne chose et elle a retiré Mme Joukova de cette position. Encore une fois, ça démontre qu’il y avait quand même beaucoup d’intervenants autour de ce groupe-là (les gymnastes). Quand il y avait une situation problématique, et c’en était une, on avait des gens en place pour intervenir. On l’avait placée dans cette position en sachant que ça pourrait être difficile et elle a bien géré la situation.

Invité à décrire son sentiment sur une situation qui avait visiblement ébranlé les athlètes à quelques minutes de leur performance, Jean-Paul Caron a répondu que les Jeux olympiques pouvaient être une source d’un grand stress et que tous ne le subissent pas de la même façon.

Il y a toujours des situations, peu importe la discipline, qui arrivent. Mais il revient aux entraîneurs et au soutien technique autour de bien gérer ça. Est-ce toujours le résultat que l’on voudrait? Non. Par la suite, on fait un débriefing là-dessus. Et si on juge que les entraîneurs n’ont pas fait leur travail, la prochaine fois, ils ne seront peut-être pas impliqués dans le processus de préparation et de sélection d’un groupe.

Il faut savoir que Svetlana Joukova est demeurée en poste jusqu’en 2014, année qui a également marqué le départ de Jean-Paul Caron à la tête de Gymnastique Canada. Deux autres femmes ont depuis occupé le poste d’entraîneuse nationale de gymnastique rythmique, Mira Filipova (2014-2021) et Sabina Goncheva (depuis 2021).

Le successeur de Jean-Paul Caron, Ian Moss, rappelle que les gymnastes participantes aux Jeux olympiques sont membres de Gymnastique Canada, mais aussi de l’ensemble de la délégation canadienne, sous le parapluie du Comité olympique canadien (COC).

Le COC a son propre ombudsman. Cette personne est justement là pour composer avec des situations pouvant survenir durant les Jeux, souligne-t-il. Ayant déjà travaillé au sein du COC, je suis bien au fait de ce processus. Certaines choses peuvent survenir dans un cadre où la pression est élevée et elles nécessitent une intervention selon les normes en place.

Ce que je comprends de la situation survenue en 2012, c’est qu’il y a eu ce type d’intervention. Je ne suis pas vraiment au courant du récit, mais c’est ce que l’on m’a dit, qu’une partie de la solution avait eu cours sur les lieux de la compétition.

Pas de répit

Trois ans après les Jeux de Londres, alors qu’elle avait coupé tous liens avec son sport, Alexandra Landry s’est rendue à Toronto afin d’y encourager l’équipe canadienne qui allait prendre part aux Jeux panaméricains de 2015. Et même là, les remarques dévastatrices se sont fait entendre, confie-t-elle.

J’avais enfin perdu du poids. J’étais enfin heureuse dans ma vie. J’étais plus mince. Mais le premier commentaire que j’ai eu des coachs et des juges, c’était : “Ah, enfin! Tu n’aurais pas pu être comme ça quand tu étais gymnaste? Tu essaies de retourner sur Équipe Canada?”. C’est là où j’ai réalisé que j’avais pris la bonne décision de m’éloigner de tout ça.

Là encore, Ian Moss se montre compatissant face aux allégations de pressions indues vers la quête d’une silhouette et d’un poids idéaux.

Si ces allégations à propos des diètes et d’attentes de la part d’entraîneurs sont vraies, encore une fois, ces gestes sont complètement inappropriés venant de qui que ce soit, lance-t-il. Nous voulons éradiquer ce type d’approche et c’est pourquoi nous avons mis en place toute une panoplie de possibilités en collaboration avec des scientifiques et des experts du sport pour enrayer ce genre de choses.

Je ne suis pas certain si ces accès n’étaient pas en place en 2012 ni même en 2015. Il y a donc certainement eu des failles et il en reste encore. Mais il est très important pour nous en tant que meneurs dans le sport de s’assurer que tout athlète, peu importe son niveau, puisse participer et s’entraîner dans un environnement sécuritaire en sachant comment se protéger. De notre côté, il nous revient de fournir l’information et les connaissances nécessaires pour que nos dirigeants puissent reconnaître les comportements malveillants ou abusifs, poursuit M. Moss.

Un homme en mêlée de presse

Ian Moss est directeur général de Gymnastique Canada

Photo : La Presse canadienne / Mark Spowart

Après avoir perdu son emploi à Tennis Canada en raison de la pandémie, Alexandra Landry travaille aujourd’hui dans une agence du centre-ville de Montréal spécialisée dans le prêt hypothécaire. Elle s’implique dans l’action groupée contre Gymnastique Canada pour que les choses changent.

« Je me suis dit que cela ne se pouvait pas que, 10 ans plus tard, des gymnastes soient en train de vivre exactement ce que j’ai vécu. C’est le temps d’en parler. Plus il y aura de signataires, plus ça donnera de pouvoir à notre démarche. »

— Une citation de  Alexandra Landy

Svetlana Joukova gravite toujours autour de la sélection canadienne même si elle n’en est plus la tête dirigeante. Deux des gymnastes qu’elle dirige à Scarborough figurent dans la sélection nationale de gymnastique rythmique.

Quand on lui a demandé si, avec le recul, il ferait les choses différemment à l’approche des Jeux olympiques, Jean-Paul Caron a dit qu’il avait le sentiment d’avoir fait tout ce qu’il était possible de faire.

Nous avions deux accréditations d’entraîneurs pour le groupe pour nous assurer que les gymnastes avaient tout le soutien nécessaire pour bien se préparer et vivre une bonne expérience, dit l’ancien directeur général. On avait deux entraîneurs avec des tempéraments différents, avec leurs compétences et leurs expertises différentes. Ça balançait les choses. Et on a mis beaucoup de temps et d’énergie sur ce groupe-là au détriment d’autres, sachant qu’il pourrait y avoir des situations à gérer sur place. Je ne pense pas que l’on avait besoin de plus que ça.

Protéger la relève

Pour Alexandra Landry, le but ultime de la démarche dans laquelle elle est engagée serait de savoir que les athlètes qui pratiquent ce sport sont en sécurité.

Et s’il pouvait y avoir des conséquences pour les personnes qui ont fait ce qu’elles ont fait, je serais contente avec ça aussi, conclut-elle.

Sa mère comprend mieux pourquoi sa fille a rompu tous les liens avec le sport qu’elle aimait tant.

« De penser qu’après les Olympiques, elle n’a jamais plus voulu entendre parler de ça et qu’elle ne voulait plus y retourner, c’est difficile. Une athlète devrait vouloir continuer à aider. Je me disais qu’elle aurait été un super bon coach. Mais elle ne voulait plus rien savoir de ça. »

— Une citation de  Diane Lafresnaye, mère d’Alexandra Landry

Je pense qu’elle l’a fait pour nous, de se rendre aux Olympiques. Et cela a dû lui coûter tellement de se rendre jusque-là, ajoute Diane Lafresnaye, les larmes aux yeux, en précisant qu’à ce jour, sa fille a encore besoin de médicaments pour gérer son anxiété.

La mise sur pied d’une enquête réellement indépendante pour faire la lumière sur la multitude de cas d’abus rapportés auprès de Gymnastique Canada et qui seraient demeurés sans suite serait pour Alexandra le premier vrai signe que les choses changent.

Pour elle, la position de son ancienne fédération ne va pas dans ce sens, pas plus que ce que propose la ministre fédérale des Sports, Pascale St-Onge.

À ce propos, face au nombre important de signataires de la fameuse lettre ouverte des gymnastes, Jean-Paul Caron se réjouit de la perspective de voir Ottawa suivre le chemin tracé par Québec vers la protection des droits et de la santé physique et psychologique des athlètes.

Tout ce que je peux dire, c’est que je crois que le fédéral est dans la bonne direction pour adresser le futur. Et ce sera dans le meilleur intérêt des athlètes et des fédérations, selon l’ancien DG. Si, comme dans le dopage, il y a un organisme indépendant qui peut venir gérer ces situations d’abus ou de violences qui se produisent à l’échelle nationale, tant mieux.

Tant mieux pour les gymnastes aussi s’il y a une porte où ils peuvent frapper, qui n’est pas nécessairement leur club, la fédération provinciale ou la fédération nationale. Encore une fois, le Québec a pavé la voie là-dessus en mettant en place la plateforme Je porte plainte. Je suis content de voir ça arriver, conclut celui qui vient de prendre sa retraite après quatre années comme directeur général du Club Unigym de Gatineau, dont les derniers mois de façon intérimaire en remplacement du dirigeant qui a dû prendre un congé.

Alexandra Landry n’a pas encore d’enfants. Mais si c’est le cas un jour, elle n’aurait aucune envie de leur faire pratiquer la gymnastique.



Reference-ici.radio-canada.ca

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