La cuisine « abéna-fricaine » : rencontre entre deux cheffes avides de partage


Pour la 23e édition du festival Montréal en lumière, la cheffe abénakise Lysanne O’Bomsawin était invitée pour deux soirs dans la cuisine de la cheffe congolaise Maria-José de Frias. On est très excitées, car on a la même vision de la cuisine, la même démarche. Entre nous, le match ne pouvait pas être meilleur, se félicitait à quelques heures de l’événement Mme de Frias, copropriétaire du Virunga depuis 26 ans.

Comme Maria-José avec la gastronomie subsaharienne, Lysanne O’Bomsawin vise depuis près de 20 ans à faire connaître les traditions culinaires autochtones en les jumelant à la cuisine québécoise. Mais sans entretenir les clichés. Oui il y a les pow-wow et le castor à la broche, mais folkloriser l’Autochtone, ça crée une distorsion, et c’est dommage, lance-t-elle.

Le jumelage entre la cheffe abénakise et la cheffe congolaise allait donc de soi. Mais à cause de la COVID-19, qui a empêché les expérimentations préalables, les deux cheffes ont dû travailler sans filet et ont donc conçu un menu à quatre mains à partir des éléments déjà maîtrisés de leurs répertoires respectifs.

Le hors-d’œuvre consistait en du canard confit (l’une des spécialités de Maria-José), accompagné d’œuf de caille mariné, le tout tapissé de confiture de chicoutai, une framboise orangée dont le nom signifie feu en innu.

Gros plan d'une cuillère en céramique où le canard confit est à l'honneur.

La cuisine « abéna-fricaine » en mode hors-d’œuvre.

Photo : Gracieuseté Montréal en Lumière / Victor Diaz Lamich

Amener la cuisine autochtone dans la modernité

Au début de sa carrière, pour amener la cuisine autochtone dans la modernité sans en effacer l’aspect culturel, Lysanne O’Bomsawin a notamment créé des sushis avec du poisson cuit, de la courge, du maïs ou des petits fruits. Je cherchais à amener la culture culinaire autochtone au 21e siècle en ne gardant que les ingrédients et les techniques qui la définissent.

Pas question, à l’époque, de faire essayer au Québécois la sagamité, une soupe à base de maïs lessivé, de haricots et de viande. Si on sortait trop des sentiers battus, avec peu ou pas de référent culinaire, ça n’aurait pas marché, dit-elle. Aujourd’hui, les gens en redemandent. Ils veulent goûter à mon histoire, à ce qui m’a été transmis.

Entre-temps est arrivé un tournant politique, en 2016-2017, avec l’intensification du mouvement Idle No More, à un moment où la peur de perdre leur identité s’est amplifiée chez de nombreux Québécois.

« Un grand nombre de Québécois ont alors tenté de redéfinir leur identité en tant que peuple et à plus s’informer sur le monde qui les entoure, dont nous, les Autochtones. »

— Une citation de  Lysanne O’Bomsawin

Ce rapprochement n’a pas été que politique. Dans le fond, sur le plan culinaire, le Québec fait face au même défi que nous : revenir aux sources tout en s’actualisant, selon la cheffe abénakise. Jumeler des produits du terroir et des produits exotiques, utiliser des techniques de cuisson modernes tout en n’oubliant pas sa tourtière et son pâté chinois. Bref se redéfinir sans faire table rase du passé.

Quand on regarde les deux entrées qui étaient au menu du Virunga la fin de semaine dernière, on voit que la cheffe abénakise est sur la bonne voie : tartare de wapiti assaisonné de sauce moyo (une spécialité togolaise), le tout escorté de croustilles à base de banane plantain pour le croustillant. Puis, truite fumée (du frère de Lysanne) couchée sur un lit d’ignames (un légume racine populaire en Afrique), le tout relevé d’une sauce aux bleuets.

Montage photographique des deux entrées.

Deux des entrées au restaurant Le Virunga lors du 23e festival Montréal en lumière.

Photo : Gracieuseté Montréal en Lumière / Victor Diaz Lamich

Certains esprits chagrins pourront peut-être penser que les deux cheffes s’approprient certains éléments de la cuisine québécoise, mais ces dernières y voient plutôt une occasion de rapprochement. Ce genre d’initiative permet de mettre les gens en contact et de découvrir qu’on a plus de choses en commun qu’on le pense, mentionne Maria-José.

Pour Lysanne O’Bomsawin, qui est à la tête du Traiteur Québénakis depuis 11 ans, le phénomène de l’appropriation culturelle en cuisine est une vue de l’esprit. Elle s’en est particulièrement rendu compte en travaillant au Pays basque, où certaines recettes sont assez similaires à celles des Mi’kmaq de Gaspésie, ce qui n’est pas si étonnant, puisque les deux peuples effectuaient des échanges bien avant l’arrivée de Jacques Cartier.

Les deux cuisines utilisent ainsi la morue fumée broyée et mélangée à une purée de patates, la seule différence étant le choix des épices : piments d’Espelette d’un bord de l’Atlantique, herbes salées du Saint-Laurent de l’autre.

« Essayer de trouver quel peuple a copié l’autre, c’est essayer de regarder ce qui nous divise plutôt que de regarder ce qui nous unit. »

— Une citation de  Lysanne O’Bomsawin

Attaquons alors le plat de résistance : un gigot de mouton. Au Québec, ce n’est pas facile de trouver du mouton ou de la chèvre dont raffolent les Africains, car les Québécois préfèrent l’agneau, qui est plus tendre et au goût moins prononcé. Mais j’ai fini par convaincre un producteur [Dominique de la ferme Les trouvailles gourmandes des Cantons de l’Est], se félicite Maria de Frias.

En cuisine, une femme apporte une dernière touche au plat.

Le gigot d’agneau était accompagné d’une sauce aux chanterelles, d’un écrasé de pomme de terre et d’une brunoise aux trois soeurs.

Photo : Gracieuseté Montréal en Lumière / Victor Diaz Lamich

La viande est accompagnée de chanterelles marinées dans de la bière d’épinette et d’une brunoise aux trois sœurs (haricots, courge, maïs), le trio gagnant dans la ligue des légumes autochtones. En effet, le plant de haricot pousse le long de la tige du maïs qui lui sert de tuteur, tandis qu’au sol les feuilles de la courge empêchent les mauvaises herbes de proliférer.

Le dessert est une ode à l’Afrique, à la culture autochtone et au Québec : glace à la noix de coco, pâte de fruits et sucre d’érable. Le dessert a fait l’unanimité, confie la native d’Odanak qui gardera un très bon souvenir de cette expérience abéna-fricaine. Le menu présenté au Virunga sera d’ailleurs incorporé dans le menu qu’offre Mme O’Bomsawin quand elle se déplace à domicile.

Les deux femmes se sont promis de travailler ensemble dans un futur proche, et Maria-José de Frias est invitée au prochain pow-wow d’Odanak afin de prolonger l’expérience.

Et si la réconciliation passait aussi par l’assiette?



Reference-ici.radio-canada.ca

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