Chronique | DJ Choice, le DJ discret de Dubmatique, est de retour



Vous ne vous souvenez peut-être pas de lui, puisqu’il a toujours été une force plutôt tranquille. Pourtant, il y a d’énormes chances que vous ayez entendu une ou plusieurs de ses productions à titre de DJ et de producteur rythmique du groupe Dubmatique. Le trio a fait exploser en popularité le rap québécois en 1998 avec le succès Soul pleureur, pour ne nommer que celui-là. Au moins 150 000 exemplaires du disque se sont écoulés.

Le génie derrière cet énorme succès qui a donné au rap québécois ses lettres de noblesse et qui lui a ouvert une fenêtre médiatique qui s’est presque refermée ensuite, mais dont les volets battent maintenant à tout vent, c’est DJ Choice ou Alain Benabdallah de son vrai nom.

Son retour est synchronisé avec celui d’un autre vétéran : Yvon Krevé. Ce dernier a lancé Grand cru le 29 avril dernier, sa première parution officielle depuis 2012. Sur ce microalbum, on peut remarquer la signature de DJ Choice sur deux chansons : Untouchable et De mon côté.

En tant que fan d’Yvon Krevé depuis sa chanson C’est rendu fucked up, parue en 1999 – dont le rythme était aussi une œuvre de Choice –, j’avais pris note de son retour sur disque, mais la vérité est que je n’avais pas du tout remarqué que DJ Choice y participait.

Le hasard a fait qu’il y a quelques jours, j’ai rencontré Choice à Toronto, dans le contexte du processus de recherche pour une série documentaire en préparation. Au cours de la discussion, non seulement m’annonce-t-il qu’il a conçu deux rythmes sur le microalbum de Yvon Krevé, mais il me glisse aussi, avec la simplicité la plus désarmante qui soit, qu’il reprend du service à titre de producteur de rythmes. Ma mâchoire s’est décrochée. L’un des plus grands maîtres de la production de rythmes de l’histoire du hip-hop québécois sort de sa retraite! Mais pourquoi? Sa réponse m’a plu encore davantage.

Le retour de l’échantillonnage

En 2021, c’était une tendance à surveiller. En 2022, la tendance se maintient et prend même de l’ampleur. Les rythmes créés à partir d’échantillonnages font un retour en force, alors que depuis un bon nombre d’années, la place était réservée aux rythmes trap, drill, créés avec quelques notes de synthés, des doubles cymbales charleston, des ambiances souvent sombres, sinon une enveloppe commerciale. Ces rythmes sont également plus lents, oscillant généralement autour de 70 bpm (battements par minute).

Ce qui s’était perdu avec ce genre de créations, c’est le soul. Mais comprenez-moi bien, ce n’est pas impossible d’avoir du soul avec des rythmes plus électroniques, au contraire! Les meilleurs producteurs et productrices rythmiques sont tout à fait capables d’insuffler un groove et une âme à ce son plus synthétique, particulièrement les personnes les plus aventureuses en matière d’expérimentation. Pour ne nommer qu’eux, je pense à Vlooper, que je considère comme la réponse queb à Flying Lotus; à KNLO, que certaines personnes affirment être notre J Dilla; à Kaytranada, qui se trouve dans une classe à part qui tend vers le house.

L’âge d’or

Toutefois, avant cette cohorte, il y en a eu d’autres, dont celle qui a émergé au cours de la première moitié des années 90, l’âge d’or du hip-hop. Les créateurs et créatrices de rythmes de cette époque donnaient dans le sample based. C’est quoi ça? C’est créer une trame musicale à partir d’échantillonnages. Les artistes du rythme de cette époque dorée pigeaient dans les vastes répertoires du soul, du funk, du disco et du jazz. Des exemples connus? Soul pleureur, de Dubmatique. Ce rythme… Mon Dieu! Il était parfait. Il est né d’un échantillon d’une pièce du pianiste jazz afro-américain Ramsey Lewis. C’était les belles années du style baptisé boom bap, dont la vitesse rythmique moyenne se situait à 90 bpm.

DJ Choice

Né à Montréal d’un père algérien et d’une mère californienne, il grandit dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce, où il fait son éducation hip-hop tôt dans sa vie, abreuvé par l’émission de radio Club 980, de l’animateur Mike Williams (futur animateur de MuchMusic), sur les ondes de CKGM.

Fin 80, il se baptise Mix Master Choice, en hommage aux DJ afro-américains qui se donnaient de grandiloquents sobriquets du genre, et fait ses débuts à l’émission de radio Sound Supreme, animée par Flight Almighty et son collègue LDG. Ce dernier fait figure d’inspiration et de mentor pour Alain, qui simplifiera plus tard son nom d’artiste pour DJ Choice.

Il commence alors à mixer dans différents bars et clubs de Montréal, dont un en particulier dans Côte-des-Neiges, le Club Subway. Ses soirées deviennent si populaires qu’un rappeur montréalais qu’il avait en haute estime, Chuck Ice, commence à y traîner. Le jeune DJ saisit sa chance. Il demande à Chuck Ice s’il a besoin d’un comparse pour l’accompagner sur scène derrière les platines. La réponse est positive.

Zero Tolerance

Chuck Ice et DJ Choice fondent le groupe O.P.P. (Ouellette Park Posse, en référence au parc Ouellette de LaSalle, d’où vient Chuck Ice) à la fin des années 80. Suivant le succès de la pièce du même titre par le groupe américain Naughty By Nature (Chuck Ice affirme que c’est d’eux que Naughty By Nature a pris le titre et le refrain de son mégasuccès!), ils se renomment Zero Tolerance. Leur premier et unique album, The Dark Side of the Groove, est enregistré en 1991 et paraît en 1992. C’est la première parution officielle de DJ Choice. La qualité du produit est absolument renversante. Zero Tolerance est à la hauteur, sinon meilleur, que plusieurs artistes rap américains de la même époque. Alors que les rythmes de certains sonnent encore comme les succès rétro des années 80, Choice fait le choix de se tourner vers des rythmes garnis d’échantillonnages qui rivalisent presque avec ceux dénichés par le Wu Tang Clan, dont le premier album, Enter the Wu Tang (36 Chambers), sort l’année suivante. Choice est directement sur la vague, digne d’un DJ Premier.

Bien que Zero Tolerance obtienne du temps d’antenne à MusiquePlus à l’émission Rap cité, animée par KC LMNOP, leurs rêves s’effondrent lorsque Chuck Ice est emprisonné dans l’État de New York avant même que l’album ne soit officiellement lancé.

Shades of Dubmatique

Le bec à l’eau, DJ Choice se met à produire des rythmes pour d’autres artistes. Notamment, il travaille avec Shades of Culture, groupe de l’underground montréalais qui a atteint un statut culte depuis. Certaines personnes diront que ces artistes étaient peut-être la réponse locale à A Tribe Called Quest. C’est d’ailleurs le meneur du groupe, le rappeur D-Shade, qui présente deux nouveaux venus à Montréal à DJ Choice. Ousmane Traoré et Jérôme-Philippe Bélinga, alias OTMC et Disoul, sont coanimateurs d’une émission de rap intitulée Dubmatique, diffusée sur les ondes de CIBL. Venus dans la métropole pour étudier, ils arrivent du Sénégal via la France. Ils sont tous deux rappeurs et cherchent un DJ pour les accompagner sur scène et créer leurs rythmes.

A priori, Choice n’est pas tenté par l’expérience. De nature très discrète, il avait déjà pris la décision de ne plus faire de scène pour se concentrer sur le travail en studio et la création musicale. OTMC et Disoul arrivent cependant à le convaincre. En 1996, ils commencent le travail autour de l’album qui deviendra La force de comprendre. Choice se dit qu’après cet album, il quittera la scène.

Il n’est toutefois pas près de pouvoir exécuter son plan. En 1997, La force de comprendre paraît et grimpe rapidement de nombreux palmarès.

Après quelques années avec Dubmatique, DJ Choice réoriente sa carrière et disparaît à Toronto. Déjà effacé, préférant le confort de l’ombre à la lumière des projecteurs, il a été, en quelques sortes, le membre oublié de Dubmatique, les deux rappeurs ayant vraiment pris le devant de la scène. Presque aucun média n’a interviewé Choice à l’époque.

Le son de Choice

L’un de ceux qui l’ont fait, par contre, c’est Claude Rajotte. Une chance qu’on l’avait, celui-là. Alors qu’il est invité à MusiquePlus pour une entrevue avec l’animateur du Cimetière des CD, Choice se fait demander par Rajotte de sélectionner trois albums rap incontournables pour lui. Sa sélection?

– Raising Hell, de Run DMC

– Midnight Marauders, d’A Tribe Called Quest

– Illmatic, de Nas

Ouf! Quel gros trio! En voulez-vous, du rap avec du soul et du jazz? En v’là. Puis, quand on lui demande aujourd’hui qui ont été ses modèles, outre ces trois géants et son mentor local LDG, Choice cite DJ Muggs (DJ/concepteur rythmique de Cypress Hill) et The Alchemist (DJ/concepteur rythmique de Mobb Deep et de Dilated Peoples, notamment). Encore une fois, on parle de compositeurs de rythmes qui baignent jusqu’au cou dans les échantillons de soul, de funk et de jazz. À l’aide de ces références, on comprend exactement où Choice guidait la barque de Dubmatique.

Quelque part au cours de la première décennie des années 2000, le rap commence à faire de moins en moins appel à de l’échantillonnage. Les créateurs et créatrices rythmiques pigent dorénavant moins dans le catalogue de l’histoire de la musique. Ils et elles créent de plus en plus leurs propres sons et composent leurs mélodies. La recette d’artistes comme Choice est révolue.

Avec pas de batterie

Toutefois, l’histoire ne se répète pas. Elle rime. Elle fait des boucles. Les modes sont cycliques, on le sait. Tout revient aux 20 ans, environ. Depuis 2020, l’échantillonnage revient, en réponse au drill et au trap. Aux États-Unis, le mouvement est mené entre autres par le collectif Griselda, dont la musique retourne non seulement à l’échantillonnage, mais met aussi souvent de côté les sons de batterie, créant des rythmes sans batterie, un style baptisé drumless.

Cette tendance fait école ici. Le Gatinois Nicholas Craven s’illustre en travaillant avec différents rappeurs américains bien en vue, dont Mach-Hommy (l’une des têtes d’affiche de Griselda Records) et Ransom. Son nom est de plus en plus entendu. Ces jours-ci, il lance un album dans le style avec l’un des plus grands rappeurs de l’histoire de la France, Akhénaton du groupe Iam. C’est immense. Et c’est délectable. Ça en dit long sur l’émergence de la tendance.

Plus vétéran que Craven, l’artiste du rythme montréalais Stack Moolah fait aussi partie des artistes qui se démarquent dans le style de musique à base d’échantillonnage ou sans batterie. Le dernier microalbum du rappeur SeinsSucrer, sur lequel Stack Moolah signe les trames musicales, en témoigne avec brio. Il y a quelques jours, on découvrait que Moolah a aussi placé un rythme sur le dernier album de Loud, sur la pièce Provider. Si Simon Loud se tourne vers ce son, c’est que ça se passe.

Outre Griselda et Epps, Choice dit avoir été inspiré à revenir dans l’industrie musicale par Connaisseur Ticaso, issu de la même cohorte que lui, qui s’est imposé en tant que figure dominante de la scène hip-hop québécoise (Félix de l’album hip-hop de l’année) en 2021. Il cite aussi DJ Manifest et son rappeur, Koriass, comme artistes de l’époque actuelle qu’il apprécie.

DJ Choice se tournera-t-il vers le style drumless lui aussi? « Non, assure-t-il. Je suis big sur les drums. » Mais il est définitivement de retour avec des rythmes à base d’échantillonnage, et ça, ça me fait énormément plaisir. Le boom bap n’est pas mort!

Toutefois, fidèle à lui-même, discret et humble, il n’a pas crié son retour sur tous les toits. Au contraire. Le microalbum d’Yvon Krevé est paru et personne, ou presque, n’a remarqué la signature de Choice. Ça m’aura pris cette rencontre avec lui à Toronto pour apprendre qu’on ne peut plus parler de sa carrière comme d’une chose du passé, mais bien d’une bénédiction présente et d’un cadeau futur. Et ce, avec les mêmes manières de faire qui lui ont permis de révolutionner la scène hip-hop québécoise de 1996 à 1998. L’histoire ne se répète pas, mais elle rime.



Reference-ici.radio-canada.ca

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