Charlie Bilodeau – Le rêve olympique… mais à quel prix? | Sports | Radio-Canada.ca


Je n’oublierai jamais mon entrée dans le stade pour la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Pyeongchang. Le choc!

Je mettais un pied devant l’autre machinalement, en criant « Canada! », comme tous les autres athlètes autour de moi, et en saluant la foule, que je ne voyais pas parce que j’étais aveuglé par les projecteurs.

J’avais rêvé de ce moment pendant si longtemps! Ce moment censé être si puissant dans une vie!

Trois semaines plus tôt, je m’étais qualifié pour les Jeux avec ma partenaire Julianne Séguin pour enfin vivre mon rêve. Ce grand rêve que je caressais depuis mon plus jeune âge. Ma vie ne pouvait être plus parfaite.

Pourtant, en marchant dans le stade le soir du 9 février 2018, je me sentais vide. Vide au beau milieu d’un stade rempli.

C’est à cet instant que j’ai compris que j’avais idéalisé mon rêve olympique. Et que je m’étais oublié en chemin.


Il y a deux ans, j’annonçais ma retraite, ici, dans Podium.

Un peu plus d’un an auparavant, je m’étais séparé professionnellement de Julianne, je m’étais joint à un nouvel entraîneur, j’avais cherché puis trouvé ma nouvelle partenaire, Lubov Ilyushechkina, et j’avais pris part avec elle à nos premières compétitions.

Puis, j’ai pris mon courage à deux mains pour leur annoncer ma décision. Ils ne l’avaient pas du tout vue venir.

On visait Pékin. En une seule brève et difficile conversation, je bousillais nos plans en raccrochant mes patins pour de bon.

Depuis, il s’en est passé, des choses. J’ai presque terminé mes études, j’ai un projet de rénovation de chalet dans le nord, j’ai un emploi à temps plein à La Factry, l’école des sciences de la créativité, et ma conjointe Charlotte est enceinte.

Avec du recul, mon parcours me semble plus clair. Cette espèce de malaise que j’ai ressenti pendant toutes ces années sur la glace, ce sentiment de ne pas être à ma place, je le comprends mieux. Je me l’explique mieux.

Si j’en suis venu à conclure ma carrière en avril 2020, c’est que j’ai été inspiré par d’autres athlètes comme Samuel Girard, qui avaient ouvert le chemin avant moi. J’ai compris que je n’étais pas le seul à vivre ça.

C’est aussi parce que le sujet de la santé mentale dans le sport est de moins en moins tabou. On sait qu’être un athlète professionnel demande beaucoup de sacrifices, mais on sait aussi que notre santé n’a pas de prix.

J’espère en inspirer d’autres à mon tour et montrer qu’il n’y a pas une seule et unique façon d’être un athlète.

Un homme et une femme marchent main dans la main et sourient.

Charlie Bilodeau et sa conjointe

Photo : Radio-Canada / Arianne Bergeron

Mon rêve olympique m’a incité à quitter Trois-Pistoles pour Montréal seul à 14 ans.

Mes parents ne m’ont jamais poussé de manière malsaine là-dedans. C’est moi qui ai décidé de partir aussi jeune. Je voulais partir à l’aventure et être indépendant.

J’avais besoin d’un but pour me rendre le plus loin possible. Et le plus loin possible, c’était les Jeux olympiques.

J’ai choisi le patinage artistique par défaut, parce que c’était ce que je connaissais le mieux et ce dans quoi j’avais du potentiel. Pas parce que ça me passionnait.

La première fois que j’ai chaussé des patins, j’avais trois ans. Ma mère enseignait le patinage artistique et, pour moi, ç’a toujours été une normalité de continuer là-dedans.

Quand j’avais 10 ans, ma mère m’a dit que je n’étais pas obligé de patiner si je n’en avais pas envie. J’ai donc essayé la planche à neige et, tout de suite, je me suis senti dans mon élément. J’adorais faire des acrobaties dans le parc.

Toutefois, je me suis rapidement rendu compte que si je voulais me rendre aux Jeux olympiques, c’était en patinage artistique que j’allais y arriver. Après tout, comme la planche à neige n’était pas encore un sport olympique, je n’avais pas de modèles. Le chemin était à tracer.

Ce rêve, c’était une manière de me prouver que je pouvais accomplir quelque chose de grand et me rendre jusqu’au bout. J’ai toujours été un enfant turbulent, un malcommode, un tannant, un « p’tit criss ». C’est comme ça que les gens me percevaient.

Inconsciemment, en choisissant le patin, j’ai opté pour un sport qui venait briser cette image qu’on se faisait de moi.

Un patineur artistique regarde sa partenaire tournoyer au-dessus de lui après l'avoir lancée.

Charlie Bilodeau et Julianne Séguin à la compétition Skate America, en octobre 2015

Photo : Reuters / Lucy Nicholson

J’ai toujours su que je n’appartenais pas au monde du patinage artistique. C’est drôle, direz-vous, pour un gars qui a passé près de 23 ans de sa vie à faire ça.

Je suis casse-cou, j’ai beaucoup d’énergie. J’ai d’ailleurs reçu sans surprise un diagnostic de TDAH à l’âge adulte. J’adore toujours autant faire des mauvais coups. Pourtant, pendant toutes ces années, je pratiquais un sport axé sur l’apparence et ancré dans une culture conservatrice.

Je le compare à ce que le ballet classique est au monde de la danse. Il y a un décorum à respecter qui limite l’expression créative. Quand on sait que la dernière grande révolution a été la possibilité de patiner sur de la musique avec paroles en 2014…

Un jeune garçon se tient debout sur une patinoire et sourit, médaille au cou.

Charlie Bilodeau à trois ans, en 1996, à sa toute première compétition invitation, à Trois-Pistoles.

Photo : fournie par Charlie Bilodeau

Pendant ma jeunesse dans le Bas-Saint-Laurent, tout le monde me connaissait comme Charlie qui est énervé et qui court partout. Et ça ne dérangeait personne. Mais à mon arrivée à Montréal, j’ai dû me conformer à la rigidité du milieu.

Les juges ont une vision très stricte et vous attribuent une note selon votre réputation et celle de votre entraîneur. Il faut atteindre une certaine notoriété avant qu’on nous accorde plus de liberté.

J’étais conscient que ce sport n’allait pas combler tous mes besoins. J’entretenais une relation amour-haine, remplie de hauts et de bas, avec le patinage.

J’ai choisi de me concentrer sur ce que j’aimais. Quand j’étais sur la glace, j’appréciais la dynamique des mouvements, le jeu avec ma partenaire, faire des portés et des sauts. Raconter une histoire sur de la musique. La glace était un endroit où je repoussais mes limites. Je retrouvais le côté acrobatique que j’aimais de la planche à neige et ça comblait mon besoin de bouger.

Par contre, je ne pouvais pas concevoir que toute ma vie tourne seulement autour du patin. C’est pourquoi j’ai tracé une frontière entre ma vie personnelle et ma vie sportive. Je travaillais au restaurant pour payer mes entraînements, j’allais à l’université, je voyais ma gang de chums. Il me fallait ça pour être capable de performer sur la glace. J’avais besoin d’espace, d’avoir une vie ailleurs, pour respirer.

Malgré tout, je me suis toujours bien entendu avec les autres patineurs. Je faisais ce que j’avais à faire et je restais concentré sur ma tâche. Le reste ne m’intéressait pas. Bref, ma relation avec le monde du patinage se résumait à ce qui se passait à l’aréna.

J’ai accepté le processus même si c’était routinier et que ça ne correspondait pas à ma personnalité. Parce que je voulais me rendre jusqu’au bout.

Et je l’ai fait. J’y suis allé, aux Jeux olympiques. Mais à quel prix?

Un homme se tient debout, les mains dans les poches, et regarde la caméra en souriant légèrement.

Charlie Bilodeau

Photo : Radio-Canada / Arianne Bergeron

Avec Julianne, dès nos débuts, on nous voyait aux Jeux. À notre première participation aux Championnats du monde juniors, nous avons été sacrés vice-champions. Notre entrée chez les seniors a été remarquée avec un top 10 aux mondiaux et des médailles en Grand Prix.

Les attentes étaient grandes et on parvenait à augmenter la cadence de plus en plus.

Notre ascension n’a pas été sans embûches. En 2016 et en 2017, les blessures nous ont ralentis. Julianne a subi plusieurs commotions cérébrales en plus d’être blessée au dos et à une cheville. De mon côté, j’ai dû gérer des problèmes de genou et de hernie discale.

Notre entraîneuse, qui accompagnait Julianne depuis ses débuts, a toujours eu la réputation d’être sévère et d’enseigner à la dure. Nous étions au courant. Mais nous savions aussi qu’elle amenait ses athlètes au sommet. Et c’est ce qu’on visait.

Au début, ç’a été fructueux. Elle nous poussait énormément et je crois que c’est ce dont nous avions besoin. C’était une femme dévouée et désireuse de nous voir réussir. Sous son chapeau d’entraîneuse, on sentait tout de même l’amour qu’elle nous portait.

Quand les blessures ont commencé à surgir, la situation a changé. On ne pouvait plus en faire autant, mais notre entraîneuse essayait de nous en faire faire plus. La pression a monté et elle n’a pas été en mesure de s’ajuster.

Plus les Jeux approchaient, plus le quotidien était lourd et plus l’équilibre que j’avais bâti était chamboulé. Je commençais à sentir que j’étais de moins en moins moi-même.

Un homme et une femme se regardent dans les yeux en marchant main dans la main.

Charlie Bilodeau et sa conjointe

Photo : Radio-Canada / Arianne Bergeron

Pendant les Jeux en 2018, j’avais écrit dans mon cahier : Je n’ai pas trouvé ça plus magique qu’il le faut, la cérémonie d’ouverture. Je me sens mal, je me sens comme un imposteur.

Je me sentais mal de n’avoir rien ressenti, alors que les autres athlètes qualifient ce moment d’extraordinaire et d’incomparable.

En vue de l’année olympique, on nous avait répété que les Jeux étaient comme n’importe quelle autre compétition, si ce n’est qu’on peut y voir des anneaux partout. Les mêmes compétiteurs, les mêmes juges, la même glace. Rien ne devait nous déconcentrer.

En tant qu’athlète, j’ai été habitué à faire fi de la façon dont je me sentais pour ne conserver qu’un regard très étroit vers la performance. La connexion avec ses émotions, c’est quelque chose dont on nous apprend à nous dissocier mais qui est pourtant fondamental dans la vie.

J’avais été si bien entraîné mentalement que plus rien ne pouvait m’atteindre émotionnellement, pas même ce moment unique.

La veille de notre compétition à Pyeongchang, notre entraînement officiel sur la glace olympique ne s’est pas très bien déroulé. Julianne et moi avons raté certains éléments. Sur le bord de la bande, notre entraîneuse nous a arrêtés et nous a dit de retourner chez nous si nous n’avions pas envie d’être là. Elle tentait de nous brasser, de nous choquer pour qu’on soit à la hauteur le lendemain, alors qu’un simple commentaire technique ou une phrase rassurante aurait suffi.

À ce moment, j’ai su que, peu importe ce que je choisissais pour la suite de ma carrière, je ne pourrais pas continuer avec notre entraîneuse. Elle avait franchi ma limite.

Sous le prétexte de la performance, on oublie trop souvent que les athlètes ne sont pas des machines. Ce sont des humains avec des émotions.


En février dernier, j’ai suivi mes premiers Jeux olympiques depuis que j’ai pris ma retraite. Ça m’a bouleversé de voir toute l’affaire avec Kamila Valieva. Mais en même temps, je n’étais pas si surpris.

On a vu une jeune de 15 ans faire des quadruples, une jeune qui vient d’une école en Russie où on produit des patineuses comme dans une usine. On les voit gagner toutes les médailles d’or, mais dès qu’elles ont 20 ans, on ne les revoit plus.

Depuis des années, on remarque Eteri Tutberidze, l’entraîneuse de Valieva, arriver sur le circuit junior avec une athlète qui bat tous les records. Puis, après les Jeux, elle disparaît et Tutberidze recommence avec une nouvelle patineuse. C’est une usine à médailles olympiques au détriment des athlètes elles-mêmes.

Le pire, c’est que l’Union internationale de patinage l’a nommée entraîneuse de l’année en 2020 pour créer des machines qui, au bout de quatre ans, sont scrap.

Il n’est pas étonnant d’avoir vu Valieva craquer sous autant de pression. Personne, à 15 ans, n’est équipé pour affronter ça. C’est une enfant.


Je me suis toujours dit que je ne serais pas un « vrai » athlète tant que je ne serais pas allé aux Olympiques.

En 2018, on était quatre couples canadiens à se battre pour trois places à Pyeongchang. Si on ratait notre coup à la sélection, c’était terminé.

Je repense souvent à cette sélection. Et si je n’avais pas été aux Jeux olympiques? Et si j’avais échoué?

Parce que oui, je l’aurais vu comme un échec. Je me serais répété que j’étais un raté, que je n’avais pas ce qu’il fallait, que je n’étais pas un athlète accompli. J’aurais assurément sombré dans une profonde dépression.

Avec du recul, je constate que j’ai joué à un jeu dangereux parce que toute mon estime personnelle était basée sur le sport, sur mes performances. Mon résultat final déterminait qui j’étais.

J’ai cru que si je me rendais aux Jeux, ma vie allait être réussie, puisque les Jeux, c’était la consécration. C’était plus grand que tout.

Et je n’étais pas le seul à le penser. Dites à quelqu’un que vous êtes allé aux Jeux olympiques, vous verrez tout de suite dans ses yeux cette admiration, cet émerveillement. Wow, les Jeux olympiques!

Quand je me sentais anxieux, je me disais que c’était normal parce que je n’avais pas encore atteint mon but mais que tout allait se placer une fois que je serais allé aux Jeux. Mais quand j’y suis enfin arrivé, ç’a été le grand vide. Et mon sentiment d’anxiété était toujours présent. Je ne savais plus ce qui me définissait.

Je comprends aujourd’hui que mettre mes efforts sur ce seul et unique but était risqué.

Est-ce que le sport de haut niveau peut être sain? Est-ce qu’on peut avoir une vie riche et diversifiée et vouloir aller aux Jeux olympiques? Aujourd’hui, je me le demande encore.

Un patineur artistique soulève sa partenaire pendant une compétition.

Julianne Séguin et Charlie Bilodeau aux Jeux olympiques de Pyeongchang

Photo : Associated Press / Morry Gash

J’ai toujours eu l’impression d’avoir été dans une classe à part, d’avoir été le mouton noir des athlètes parce que je ne voulais pas que toute ma vie tourne autour du sport. Il y en a à qui ça convient, qui y trouvent même leur vie sociale et amoureuse. Pour moi, c’était impensable. J’avais besoin d’une cassure.

Je pensais être capable de ne pas donner toute la place au patin, mais j’ai fini par être étouffé.

Quand je suis parti de chez moi à 14 ans, je m’étais dit que j’irais aux Jeux une seule fois et que ce serait tout. Je ne voulais pas seulement être un athlète olympique.

J’ai fini par l’oublier. En sprintant vers mon but, je me suis défini par mes performances sans être capable d’apprécier chaque moment.

Après Pyeongchang, attiré par l’appât du gain, je me suis lancé dans un autre cycle olympique. Cette fois, je voulais une médaille.

Cette médaille aurait été amère parce que rien ne vaut la peine de sacrifier sa santé physique et mentale.

J’ai vraiment arrêté au bon moment.


Rassurez-vous : ce n’est pas parce que je ne me suis jamais considéré comme un passionné de patinage artistique que je ne suis pas fier de ce que j’ai accompli.

C’est simplement qu’avec du recul, j’aurais aimé être moins concentré sur la ligne d’arrivée. Ça m’aurait permis de mieux vivre toutes ces années et d’apprécier davantage mon parcours. Pour moi, l’important aujourd’hui, c’est que j’ai appris de tout ça.

Ce n’était pas parfait, mais jamais je ne pourrai dire que je regrette, parce que j’ai réalisé beaucoup de choses que je n’aurais pas réalisées autrement. Je devais me rendre jusqu’au bout pour apprendre, et c’est quelque chose qui va me servir toute ma vie.

Je serai père d’un petit garçon dans quelques mois et je suis content d’avoir compris tout ça avant d’avoir un enfant. Je sais que mon approche du sport avec lui sera différente. J’ai envie de l’accompagner pour qu’il découvre ce qui le nourrit réellement et qu’il saisisse de quel équilibre il a besoin pour être bien dans toutes les sphères de sa vie.

Peu importe ce qu’il choisira, je veux qu’il prenne le temps de s’écouter, qu’il soit doux avec lui-même, qu’il comprenne que c’est normal de changer, d’évoluer, d’avoir des doutes. Au fond, l’important, c’est d’être bien avec soi-même.

Ça m’aura pris deux ans avant de comprendre qu’à Pyeongchang, j’ai atteint ce que je cherchais dans le sport : savoir que je suis capable de réaliser un rêve qui me semblait inatteignable.

Tout est possible dans la vie, mais ce n’est pas nécessairement parce que c’est possible que ça en vaut la peine. Je veux que mon fils le sache.

Propos recueillis par Justine Roberge

Photo d’entête par Arianne Bergeron/Radio-Canada




Reference-ici.radio-canada.ca

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