« C’est Poutine qui a décidé de faire ça, pas nous », insistent des citoyennes russes | Guerre en Ukraine


Seule une partie du visage de Lena* (nom fictif) est perceptible. Dans le soupir qu’elle lâche, une tristesse résignée. Nonobstant l’impuissance qui semble l’envahir, son regard perce l’écran malgré les quelque 6000 km qui nous séparent. Nous sommes prêts à aller en prison. Sauf que ça ne change rien, ajoute-t-elle.

Il y a quelques jours, elle a accepté, tout comme Oksana* et Youlia* (noms fictifs), de nous parler. Malgré cette loi qui lui pend au bout du nez. Celle qui promet aux citoyens russes et aux différents médias de lourdes peines si ces derniers propagent des informations mensongères sur l’armée russe.

An explosion is seen in an apartment building after tank fire from Russian forces in Mariupol, Ukraine, on Friday. (Evgeniy Maloletka/The Associated Press)

Lorsqu’on vit en Russie et qu’on est contre la guerre en Ukraine, on part ou on reste? Trois femmes russes, dont les prénoms ont été changés pour des raisons de sécurité, nous livrent leurs témoignages.

Photo :  (Evgeniy Maloletka/The Associated Press)

À l’approche de la cinquantaine, Lena a vécu l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), puis sa chute. Elle a vu passer les efforts (en vain) de la perestroïka (réforme économique soviétique). Autres temps, autres mœurs, se remémore-t-elle. Alors que nous nous parlons en pleine Journée internationale des droits des femmes, elle s’interroge sur ce qu’il adviendra – encore – de son pays.

C’est une des seules choses que je puisse encore faire, parler, répond-elle, du tac au tac, sur la raison qui la pousse à parler de son point de vue en tant que Russe. Son autre avenue? Manifester contre la guerre. User à la corde sa voix pour la paix.

Et même si elle a été arrêtée et a passé une nuit derrière les barreaux, Lena continuera d’investir la rue.

« Je ne suis pas une personne importante, ici, en Russie, mais je me dis que ces petits efforts individuels peuvent peut-être changer, d’une certaine façon, l’issue de la tragédie qui survient en ce moment. »

— Une citation de  Lena

Pour Oksana, c’est la retenue qui semble mener son discours. Cette nouvelle diplômée universitaire ne souhaite pas s’épancher sur le côté politique des tractations actuelles.

La vérité, on ne peut pas la savoir, dit-elle. C’est vraiment difficile de comprendre ce qui se passe actuellement.

Sur ce point, Youlia n’est guère surprise. Selon elle, plusieurs Russes sont aveuglés par la désinformation et la propagande. C’est le cas de ma mère, avoue-t-elle, la voix nouée.

Si elle dit être en mesure de se faire une idée sur l’invasion que mène l’armée de Poutine en Ukraine, c’est parce qu’elle est journaliste. Une tête chercheuse, qui, précise-t-elle, travaille pour un média national contrôlé par l’État. Elle explique que c’est d’abord son accès professionnel à des sites d’agences de presse, dont les images montraient les premières frappes en Ukraine, qui l’a amenée à se questionner, à lire différents journaux.

« Ça va pour l’instant, mais la semaine dernière, j’étais un peu dans un état de panique, j’étais très inquiète. »

— Une citation de  Youlia

Quand on a entendu parler de l’opération spéciale – c’est le terme qu’on doit dire, parce qu’on ne peut pas parler de guerre ou d’invasion, dit Youlia –, je me suis sentie horriblement mal. En fait, ça fait maintenant plusieurs jours que je me sens horriblement mal pour les gens en Ukraine.

L’effet des sanctions? Au compte-gouttes

Depuis les premières frappes de l’armée russe en Ukraine, l’Occident continue d’empiler les sanctions visant à faire fléchir Vladimir Poutine. Allant des sanctions économiques à la désertion d’entreprises occidentales de la Russie, les mesures prennent aussi la forme de boycottage d’athlètes ou d’artistes russes au sein de différents événements.

Léna déplore que certaines universités occidentales rayent de leurs programmes des classiques de la littérature soviétique, comme Tolstoï ou Dostoïevski. Ce sont pourtant ces écrits qui, estime-elle, aident les Russes qui sont contre cette guerre à garder espoir.

Ce sont eux qui nous aident, en ce moment, à protester, à être forts. Quand vous nous annulez, ou annulez ce pan de notre histoire et de notre culture, vous ne faites que justifier [les actions] du régime [de Poutine].

Cela dit, pour l’instant, l’ampleur des sanctions est plutôt difficile à cerner, disent les trois femmes, qui vivent dans des grands centres du pays.

Il s’est passé encore trop peu de temps pour réellement ressentir les sanctions, croit Oksana. Elle n’a remarqué que de simples bogues avec les applications ou réseaux sociaux qu’elle utilise au quotidien, ou la fermeture de boutiques de vêtements. Mais ce n’est pas grave, assure-t-elle, calmement.

Il s’agit presque d’une curiosité, selon Youlia. La jeune journaliste s’estime toutefois privilégiée. Je vis encore normalement, parce que je vis [dans une grande ville]. Je peux continuer de faire des emplettes, de voyager à l’intérieur du pays.

Si tu allais à l’extérieur de chez moi, tu ne remarquerais rien de spécial dans les rues, appuie Lena. Pour elle, les sanctions, telles qu’elles sont dirigées en ce moment, ratent complètement leur cible.

Notre dossier Guerre en Ukraine

Partir ou rester?

Lena ne se fait pas d’illusions. Elle reconnaît qu’en tant que citoyenne elle n’a pas l’expertise d’une économiste ou d’une politicienne. Je ne sais pas pourquoi certains de vos pays agissent de la sorte. Pour moi, c’est étrange comme façon de faire et ça ne me paraît pas judicieux.

En fait, les gens ne comprennent pas ce qui se passe. On fait juste regarder ce qui nous attend, dit Oksana.

Youlia va plus loin. Pour elle, la réponse de l’Occident sur le peuple russe est injuste.

« C’est notre président qui a décidé de faire ce qu’il fait en ce moment. Pas nous. Pendant plusieurs années, je crois, plusieurs personnes se sont abstenues de s’opposer à lui. Depuis plusieurs années, nous ne sommes plus un peuple indépendant. Nous n’avons plus de liberté politique… et j’ai l’impression que c’est de notre faute. »

— Une citation de  Youlia

Par peur de représailles, la caméra de Youlia demeure éteinte, mais toute l’émotion qui émane de sa voix, à ce moment-ci, est palpable.

Je suis bouleversée, car j’ai 30 ans. Je veux avoir ma propre famille, des enfants, et je pense à l’avenir que je vais avoir, dit-elle, après un long silence. J’ai l’impression que le pays va se refermer. Que nous retournerons, en quelque sorte, à l’URSS.

Avant de nous parler de vive voix, Lena, par écrit, se questionnait sur les démarches à faire pour venir vivre au Canada. Puis, au moment de notre rencontre, son espoir d’une nouvelle vie s’était déjà amenuisé. En ce moment, nous perdons. À tous les niveaux. Mes collègues, mes amis – beaucoup d’entre eux perdent leur emploi. Nous ne pouvons plus aller voir nos proches ailleurs dans le monde.

« Je suppose que nous allons perdre beaucoup, perdre nos droits ici. Et nous nous perdons en tant que nation. »

— Une citation de  Lena

Est-ce que ces trois femmes pensent un jour quitter leur pays? Elles le voudraient bien, mais par dépit. Elles vont plutôt rester, par dépit aussi.

Je ne peux pas quitter la Russie, car mes parents sont ici et vont rester. Je ne peux simplement pas nous imaginer vivre dans des pays différents, admet Youlia. Oksana, elle, veut rester, mais souhaite ardemment la paix.

J’ai une grand-mère de 93 ans qui a d’ailleurs vécu la Seconde Guerre mondiale. Comment pourrais-je la laisser ici et partir à un moment aussi triste et terrible? justifie Lena. Contre l’envie de partir, c’est la responsabilité qui l’emporte.

Garde-t-elle espoir?

Un jour, nous vivrons un nouveau printemps, mais pour l’instant, j’ai peur que nous nous dirigions vers un pays qui ressemblera à la Corée du Nord. Très rapidement. Et ce n’est pas une bonne nouvelle pour le monde entier.



Reference-ici.radio-canada.ca

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