Allégations de maltraitance dans un centre de réadaptation | « Ç’a été violent pour notre fils »

Autiste et déficient intellectuel, D., 9 ans, a été confié l’an dernier à l’unité Le Jardin du CISSS de Laval pour y faire de la réadaptation. Fractures et ecchymoses inexpliquées, caries et problèmes de peau faute de soins d’hygiène : selon ses parents, le petit y aurait été maltraité, négligé et privé de ses outils de communication. Ils poursuivent aujourd’hui l’établissement. Que s’est-il passé dans cette unité fermée en janvier dernier ?


Chapitre 1 : « Notre fils a tellement régressé »

« Ç’a été violent pour notre fils ; et pour nous. »

Durant des mois, les parents de D.* racontent ne pas avoir eu le droit d’entrer dans l’unité de vie du centre jeunesse à Laval où leur fils handicapé de 9 ans était hébergé. Au fil des semaines, l’état de leur enfant autiste et déficient intellectuel, dont le fonctionnement s’apparente à celui d’un enfant de 2 ans, s’est dégradé au point où il a atterri plusieurs fois aux urgences.

Bras fracturé à deux reprises, infections de la peau et nombreuses caries faute de soins d’hygiène de base, allergènes donnés malgré des allergies connues, ecchymoses atypiques comme si quelqu’un l’avait serré : la liste d’abus physiques et de négligences allégués est longue.

Les parents poursuivent aujourd’hui le CISSS de Laval, à qui ils réclament 500 000 $ en dommages, a appris La Presse, qui a pu consulter la poursuite.

« Notre fils a tellement régressé. On ne voit plus le jour où on pourra le reprendre à la maison », lance le père.

Fermé à la suite d’« allégations de maltraitance »

Situé au Centre jeunesse de Laval, Le Jardin, où habitaient neuf enfants lourdement handicapés comme D., a été fermé en janvier dernier à la suite d’« allégations de maltraitance » dans l’unité, comme l’a révélé La Presse en décembre.

La Commission des droits de la personne et de la jeunesse a ouvert une enquête. La police de Laval également. Aucun détail n’a été rendu public jusqu’à présent.

La Presse a retrouvé la famille de D. et recueilli le témoignage de six sources près du dossier, pour lever le voile sur ce qui se serait déroulé derrière les portes closes.

Plusieurs signalements ont été faits à la DPJ concernant des allégations de négligence en matière de surveillance, de négligence en matière de soins et de sévices survenus au Jardin. Ce sont des agissements allégués envers sept enfants placés à l’unité – dont D. – qui ont fait l’objet de ces signalements, selon nos sources.

Chapitre 2 : Des parents à bout de souffle

Pour comprendre l’histoire de D., il faut revenir à sa vie « avant Le Jardin ».

En juillet 2022, les parents du jeune garçon sont à bout de souffle. L’enfant vient de se faire expulser de son camp de jour à Laval. C’était leur seul répit.

Car D. a besoin d’une surveillance constante – du « un pour un » – 24 h sur 24. Même la nuit, il risque de fuguer s’il n’est pas surveillé. Et le petit a une fascination – dangereuse – pour l’eau. Dès qu’il échappe à la surveillance d’un adulte, il ouvre des robinets quelque part.

« On était juste deux pour faire le 24 h, ça ne marchait juste plus », résume la maman de D. Il faut dire que le garçon a un petit frère – neurotypique – « très résilient ». Épuisés, les parents en étaient rendus à se culpabiliser de négliger le plus jeune en raison de l’attention constante que nécessite l’aîné.

À l’époque, cette famille de classe moyenne poursuit des démarches pour faire venir une nounou des Philippines. En attendant, elle demande au CISSS de Laval de placer D. dans un centre de réadaptation.

« Ce qui fait le plus mal, c’est que quand on a placé D., c’était pour éviter que nous, on s’en prenne à lui en raison de notre épuisement », lance la maman, en larmes.

Car être parents de D., c’est lui répéter 5000 fois en un avant-midi : « jouer dans l’eau, ce n’est pas disponible ». D. a un problème de communication et fait des crises s’il se sent incompris. Il peut mordre jusqu’au sang.

« On espérait avoir de l’aide »

Directrice des programmes en déficience intellectuelle, trouble du spectre de l’autisme et déficience physique au CISSS de Laval, Stéphanie Lavoie explique que l’unité Le Jardin en était une de « réadaptation » pour aider les enfants au « profil complexe » à « trouver des stratégies alternatives à leurs comportements ».

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Stéphanie Lavoie, directrice des programmes en déficience intellectuelle, trouble du spectre de l’autisme et déficience physique au CISSS de Laval

Cette unité a été ouverte parce qu’il manquait de place dans les autres ressources du CISSS pour accueillir cette clientèle. Dès son ouverture en juillet 2019, son utilisation devait être « temporaire », indique Mme Lavoie.

Le père de D. avait « confiance en l’État » en envoyant son fils au Jardin. « On espérait avoir de l’aide dans une période tampon pour aider à la réadaptation pour qu’on ramène notre petit bonhomme à la maison ensuite. »

Ce n’est pas ce qui est arrivé.

Chapitre 3 : « Ils ont pété les plombs »

« On ne pense pas que les intervenants qui travaillent au Jardin ont décidé : “on haït D., on va battre D.”, explique sa mère. Mais je pense que notre fils a amené des gens à bout ; ils ont pété les plombs et s’en sont pris à lui. »

Quand les parents de D. le confient à l’unité Le Jardin le 26 juillet 2022, ils demandent qu’il ait ses outils de communication. À la maison, le garçon a un grand tableau et un horaire visuel – tous deux composés de pictogrammes – essentiels à son bon fonctionnement. Au Jardin, on les lui aurait refusés.

« Notre fils ne peut pas fonctionner sans ses outils », aurait alors précisé la mère à l’équipe DI/TSA du CISSS de Laval, responsable du Jardin. D. a besoin de repères visuels, d’une routine « militaire », sinon il se désorganise.

La maman le répétera souvent : « vous allez le faire régresser alors qu’on a tellement travaillé fort ». En vain.

Autre problème majeur : on a refusé l’accès à l’unité aux parents. Chacune de leurs visites se déroulait à l’extérieur de la zone sécurisée.

On nous a montré des photos génériques, mais jamais la chambre de notre fils.

Le père de D.

Le CISSS de Laval a refusé de commenter le cas précis de D. pour des raisons de confidentialité des dossiers. L’établissement reconnaît tout de même avoir « restreint » l’accès à l’unité à la famille de D. « Ce n’est pas une modalité en cohérence avec notre philosophie d’intervention ou de milieu de vie », admet l’une de ses porte-parole aujourd’hui.

Ce n’est qu’en mai 2023, dix mois après le placement de D., que les parents seront autorisés à entrer au Jardin. Mais entre-temps, leur fils subira d’importantes blessures, selon la poursuite.

Chapitre 4 : Des blessures inexpliquées

D. se fracture le bras une première fois au Jardin le 22 octobre 2022.

Lors d’une visite à la maison le 30, les parents remarquent un bleu « juste au-dessus du plâtre » de leur garçon, « comme s’il avait été saisi par-devant », décrit la mère.

L’enfant « s’accroche aux cadres de porte » et hurle pour « ne pas retourner » au centre jeunesse après les visites chez ses parents, disent ces derniers.

Le petit se fracture le bras une seconde fois le 5 mars 2023 et doit subir une opération. « On ne sait pas ce qui s’est passé », déplore le père. On indique d’abord aux parents que D. « aurait été laissé seul dans une pièce et qu’il se serait lui-même fait cette nouvelle fracture de manière inexpliquée », selon la poursuite.

Sauf qu’ensuite, la cheffe de service du Jardin leur aurait offert une autre version, montrant du doigt cette fois un ado de 17 ans, nouveau dans l’unité, qui aurait été laissé seul durant 15 minutes avec D., et ce, malgré le fait qu’il « doit continuellement demeurer en surveillance un pour un », toujours selon la poursuite.

Un signalement à la DPJ de Laval sera fait à la demande de la maman de D., soupçonnant des sévices survenus au Jardin. L’enfant s’est aussi ouvert le menton la semaine précédente sans que personne puisse lui donner d’explications satisfaisantes.

Le signalement – fait le 6 mars 2023 – est jugé fondé, mais la DPJ considère que la sécurité et le développement de D. ne sont pas compromis, car la direction s’engage à prendre les moyens pour régler le problème.

De nouveau aux urgences

Or, ce printemps-là, l’enfant continue d’atterrir aux urgences. En avril et en mai, le petit avale de la crème solaire à deux reprises et gobe des perles qui gonflent dans l’eau. Il est chaque fois conduit à l’hôpital, racontent les parents.

À la même période, la famille découvre que la peau de l’enfant est « presque en lambeaux » sous l’orthèse qu’il doit porter depuis la seconde fracture.

« L’odeur était pestilentielle, se rappelle la mère. On n’était plus capables de respirer, ça vous donne une idée. » L’orthésiste consulté au CHU Sainte-Justine constate « des macérations et des plaies » sur l’avant-bras de D. ainsi que des « marques de pourriture » sur l’orthèse, peut-on lire dans la poursuite.

Bien que les intervenants du Jardin assurent nettoyer l’orthèse tous les jours, l’orthésiste est catégorique : « Ce n’est jamais fait. »

Un second signalement est fait à la DPJ le 17 mai. C’est la DPJ de Montréal qui est chargée d’enquêter cette fois-ci. Celle-ci souligne aux parents que « (sa) direction trouve la situation hautement préoccupante et se devait d’agir rapidement pour la sécurité des enfants », peut-on lire dans la poursuite.

La direction du Jardin est alors retirée au programme DI-TSA pour être confiée au programme jeunesse qui supervise les services de réadaptation des enfants à Laval. L’unité Le Jardin – située au centre Notre-Dame-de-Laval – est fermée et déménagée au centre Cartier – le bâtiment voisin. Les parents sont enfin autorisés à visiter l’unité.

Chapitre 5 : Des lacunes dans les mesures de contrôle

La chambre de D. est minuscule, tout en béton. Sans fenêtre. Même la base de lit est en béton ; coiffée d’un matelas très mince, décrivent ses parents.

Les locaux de l’unité Le Jardin étaient sécuritaires, assure Stéphanie Lavoie du CISSS de Laval bien, que trop « écho » pour le type de jeunes hébergés, dont certains ont une sensibilité au bruit.

À l’été 2023, D., qui n’a jamais eu de problème d’hygiène dentaire grâce aux soins de ses parents, atterrit à l’urgence du CHU Sainte-Justine pour une dent éclatée. Il a plusieurs caries, raconte la mère, troublée d’apprendre alors qu’on laisse son fils se brosser les dents seul. D. n’a jamais été capable de le faire : il n’arrive même pas à tourner les pages d’un livre.

Trois mois après le second signalement, la DPJ de Montréal le juge encore une fois fondé, mais le ferme puisque « la sécurité de D. n’est pas compromise en raison des importants changements apportés depuis la prise de contrôle par la DPJ (de Laval) », lit-on dans la poursuite.

Une panoplie de mesures « pour augmenter la qualité des services » a été mise en place au Jardin, dont la présence d’un gestionnaire pendant tous les quarts de travail ainsi que d’une infirmière auxiliaire, en plus de réduire le recours au personnel d’agence, indique Mme Lavoie du CISSS de Laval.

Un troisième signalement

Quand D. vient visiter ses parents le lundi de l’Action de grâce, ils auraient découvert sur son corps « des bleus linéaires avec des petits ronds au bout, comme des doigts avec des empreintes sur les deux épaules ». Trois jours plus tôt, il n’avait pourtant rien, disent-ils.

Quand le papa s’approche de son fils, l’enfant sursaute « comme (s’il disait 🙂 ne me touche pas », décrit-il.

À l’unité, on leur aurait dit que la fin de semaine avait été « difficile ».

Découragés, les parents sonnent l’alarme à nouveau et font un troisième signalement à la DPJ.

Parmi les membres du personnel dans l’unité, il y a beaucoup de travailleurs d’agence. La direction finit par justifier les ecchymoses par un manque de personnel, un manque de formation et le roulement important de travailleurs, rapportent les parents.

Un autre enfant placé à l’unité aurait d’ailleurs subi des brûlures chimiques causées par des produits nettoyants mal dilués par le personnel, selon nos informations.

À l’occasion d’une visite en juin, l’ergothérapeute de D. avait noté que « les notions de mesure de contrôle ne semblent pas comprises par les employés » au Jardin. Ces derniers assurent ne pas y avoir recours. La professionnelle les éduque quant à la notion de mesures de contrôle et aux risques associés, lit-on dans la poursuite.

Dans son enquête, la DPJ constatera aussi des lacunes dans les mesures de contrôle. Les grilles de surveillance et de suivis « sont la plupart du temps incomplètes », indique la poursuite. Ces rapports sont pourtant importants pour que les familles puissent connaître le nombre et la durée des mesures de contrôle exercées sur leur enfant. La DPJ constate aussi que certaines techniques, « dont l’utilisation d’un ballon d’intervention comme alternative au maintien physique, ne sont pas utilisées ».

Chapitre 6 : Des allergènes en collation

Début décembre, D. fait une crise de convulsions alors qu’il mange une collation à l’unité.

L’enquêtrice de la DPJ est informée que cette crise est survenue au moment où D. mangeait « des crudités avec une vinaigrette contenant des allergènes, soit des œufs et de la moutarde, malgré le fait que D. est allergique à ces produits et que son allergie est clairement documentée dans son dossier médical », selon la poursuite.

La responsable du Jardin aurait dit à l’enquêtrice de la DPJ que D. « se fait régulièrement offrir cette vinaigrette » en ajoutant qu’elle « doute qu’il ait réellement des allergies ».

La mère est catastrophée.

Notre fils vomit et a de la diarrhée lorsqu’il fait une réaction allergique ; peut-être était-il tout le temps malade.

La mère de D.

Le 6 décembre dernier, une pédiatre spécialisée en maltraitance consultée par la DPJ conclut que les bleus présentés par D. en octobre sont des ecchymoses « atypiques » d’un trauma de nature accidentelle, peut-on lire dans la poursuite.

Les hypothèses du personnel du Jardin voulant que D. ait pu s’infliger les blessures lui-même ou qu’elles aient été causées par un maintien physique de force légère à répétition sont jugées incompatibles avec les blessures observées. Cette médecin est préoccupée par la quantité importante de blessures situées à des endroits non typiques de trauma accidentel, peut-on lire dans la poursuite.

Des enquêtes criminelles sont toujours en cours en lien avec les plus récents évènements à l’unité Le Jardin.

Sanctions et mesures disciplinaires

Questionné par La Presse, le CISSS de Laval révèle que « certains employés et gestionnaires ont eu des sanctions et mesures disciplinaires depuis mai 2023 en lien avec l’unité Le Jardin ». Le CISSS a également « terminé des liens d’emploi avec certains employés d’agence », précise-t-il sans plus de détails.

Des neuf enfants qui étaient hébergés au Jardin, certains sont retournés dans leur famille alors que d’autres, dont D., ont déménagé dans deux ressources intermédiaires (RI) où des employés du CISSS se trouvent en tout temps « pour soutenir la programmation », assure-t-on au CISSS. Le personnel a aussi été « stabilisé » afin de diminuer le recours aux agences, indique Mme Lavoie, arrivée en poste en décembre.

Si les parents de D. se confient à La Presse, c’est dans l’espoir que cela n’arrive plus à aucun autre enfant. Ils ont toujours l’intention de reprendre leur fils à la maison dès que possible.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

MPatrick Martin-Ménard

MPatrick Martin-Ménard, qui représente la famille, dénonce les longs délais qu’ont laissé s’écouler le CISSS et la DPJ avant d’agir. La DPJ a mis environ trois mois à évaluer les deux derniers signalements. Entre-temps, l’enfant a eu de nouvelles ecchymoses.

« Est-ce qu’on serait aussi patient avec des parents visés par un signalement qu’on l’a été dans le contexte institutionnel dans ce dossier ? », demande l’avocat.

* La Presse ne peut pas nommer les parents ni l’enfant en raison de la Loi sur la protection de la jeunesse.


reference: www.lapresse.ca

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