Russie : les familles de marins du Moskva manquant à l’appel en quête de réponses | Guerre en Ukraine


Une semaine après le naufrage du vaisseau amiral de la flotte russe en mer Noire – après une explosion de munitions, selon Moscou, ou des frappes de missiles, selon l’Ukraine – les autorités russes n’ont toujours émis aucun bilan officiel du nombre de survivants, de morts et de blessés sur un équipage composé d’environ 500 personnes.

Devant le silence des autorités quant au sort de leurs proches ou les informations contradictoires qui leur sont communiquées, au moins 10 familles, selon le New York Times, ont publiquement exprimé leur frustration sur les réseaux sociaux encore permis par le Kremlin ou, encore, dans des médias russes indépendants ou internationaux.

Peu semblent avoir été plus directs que le père de Yegor Chkrebets, un jeune homme russe de 19 ans qui était cuisinier à bord du Moskva.

« Ils ont dit que l’équipage entier a été évacué. C’est un mensonge! Un mensonge cruel et cynique! »

— Une citation de  Dmiti Chkrebets, père de Yegor Chkrebets, sur le réseau social VKontakte
Un jeune homme en uniforme de la marine russeAgrandir l’image (Nouvelle fenêtre)

Capture d’écran de la page VKontakte de Dmitri Chkrebets, montrant une photo de son fils Yegor.

Photo : VKontakte via Radio Free Europe/Radio Liberty

La semaine dernière, l’agence d’État russe TASS a initialement affirmé que tout l’équipage avait été secouru, en faisant ensuite disparaître en douce le mot tout.

Se tournant vers VKontakte, un équivalent russe de Facebook, Dmitri Chkrebets a dit avoir été informé que son fils ne figurait pas parmi les morts et les blessés, mais sur une liste de marins disparus.

Comment peuvent-ils mentir avec autant de cynisme? en prétendant sur les chaînes de télévision que tous sont vivants? a-t-il demandé sur Radio Free Europe/Radio Liberty.

Si la disparition du Moskva, qui jouait un rôle clé dans la coordination des navires russes en mer Noire, constitue l’un des plus grands revers matériels et aussi symboliques encaissés par Moscou depuis le début de la guerre en Ukraine, pour les Russes sans nouvelles d’un fils, d’un mari, d’un père ou d’un frère, c’est évidemment une tragédie personnelle.

Faisant état au média russe indépendant Insider des recherches pour retrouver son fils, Irina Chkrebets a confié s’être rendue avec son mari dans un hôpital militaire de Crimée où étaient soignés des marins blessés.

« Nous avons regardé chaque enfant brûlé. Je ne peux pas vous dire à quel point ça a été difficile. Nous n’avons pas trouvé notre fils. Il n’y avait que 200 personnes, ils étaient plus de 500 à bord. Où sont les autres? »

— Une citation de  Irina Shkrebets, mère d’Egor Shkrebets, en entrevue à Insider

Des informations contradictoires

Le commandant en chef de la marine russe, l’amiral Nikolai Yevmenov, a affirmé que l’équipage était de retour à sa base de Sébastopol, dans la péninsule de Crimée, selon Novaya Gazeta Europe, un journal russe d’enquête indépendant contraint à œuvrer en exil.

Samedi dernier, le ministère russe de la Défense a d’ailleurs diffusé une vidéo montrant une rencontre entre l’amiral Nikolai Yevmenov et des hommes présentés comme des membres de l’équipage du Moskva, au port de Sébastopol.

Des marins debout, côte à côte.

Des dizaines de marins qui auraient été sauvés du naufrage ont participé à une cérémonie à Sébastopol la semaine dernière.

Photo : via reuters / Ministère russe de la Défense

Le Novaya Gazeta Europe a précisé que la partie de la rencontre où les commandants ont annoncé le nombre d’officiers présents et absents a été diffusée sans le son.

Selon les estimations des médias, il y avait cependant une centaine d’hommes, disposés sur deux rangées. Les responsables russes n’ont pas expliqué l’absence des autres membres de l’équipage.

La quête de réponses des Shkrebets, comme celle d’autres familles, se révèle un parcours du combattant.

Interviewée par le site russophone indépendant Meduza, basé en Lettonie, Anna Syromaysova, la mère d’un conscrit disparu a rapporté n’avoir pu voir aucun document officiel relatif aux victimes : Il n’y a pas de listes. Nous les recherchons nous-mêmes. Ils ne nous disent rien.

Un constat aussi dressé par Maksim Savin dans une entrevue au New York Times.

Ils ne veulent pas nous parler. Nous sommes en deuil; ils ont enrôlé notre petit frère, et il est fort probable qu’ils ne nous le rendront jamais, a-t-il dit de son frère Leonid, un conscrit d’à peine 20 ans réfractaire à servir dans l’armée et qui ne soutenait pas la guerre, précise-t-il.

La famille s’est d’abord fait dire qu’il était disparu, puis a reçu des comptes rendus contradictoires sur les circonstances de sa mort, avant qu’un de ses interlocuteurs ne revienne à la version initiale.

On dirait que les officiers essaient de faire taire tout le monde, conclut-il.

Son récit concorde avec celui fait par Tamara Grudinina au service en langue russe de la BBC. Son fils, Sergei Grudinin, 21 ans, a été affecté au Moskva après avoir reçu une formation de base, affirme-t-elle.

On lui à tour à tour dit qu’il manquait à l’appel, qu’il était vivant et en bonne santé, et qu’il la contacterait à la première occasion et qu’il avait coulé avec le bateau.

Par crainte, peut-être, de représailles de la part d’un gouvernement qui prévoit des peines pouvant aller jusqu’à 15 ans de prison pour la diffusion d’informations mensongères, d’autres ont préféré se confier à des médias sous couvert d’anonymat ou ont effacé leurs messages sur les réseaux sociaux après avoir fait état de la disparition de leurs proches.

Le Kremlin a refusé de commenter les témoignages qui ont émergé au cours des derniers jours, disant s’en remettre au ministère de la Défense, qui n’a pas confirmé les informations.

Des Russes font état de la mort de leurs proches

Une couronne de fleurs avec un ruban lors d'une cérémonie à Sébastopol.

Des vétérans de la flotte russe de la mer Noire ont organisé vendredi dernier une cérémonie en mémoire du croiseur lance-missiles russe Moskva.

Photo : Reuters / ALEXEY PAVLISHAK

Des médias, dont Reuters, ont rapporté qu’une cérémonie commémorative avait eu lieu à Sébastopol vendredi dernier. Les photos de l’événement montrent des couronnes de fleurs ornées d’un message honorant le navire et l’équipage, ce qui, selon Radio Free Europe/Radio Liberty, confirme indirectement que certains membres de l’équipage du Moskva ont bien été tués.

Sur le site de réseautage russe Odnoklassniki, Varvara Vakhrusheva a confirmé la mort de son mari, l’aspirant de marine Ivan Vakhrushev, à la suite d’un appel de responsables de la marine russe.

La femme d’un marin interviewée par Radio Free Europe/Radio Liberty a aussi confirmé la mort de son mari.

Yulia Tsyvova, en pleurs, a pour sa part confié au Guardian avoir reçu, lundi, un appel du ministère de la Défense l’avisant de la mort de son fils Andrei.

« Il n’avait que 19 ans, c’était un conscrit. Ils ne m’ont rien dit d’autre, aucune information sur la date des funérailles. Je suis sûre qu’il n’est pas le seul à avoir trouvé la mort. »

— Une citation de  Yulia Tsyvova, au Guardian

Le site Meduza cite une source proche du commandement de la flotte russe de la mer Noire, qui affirme que 37 membres d’équipage du Moskva sont morts.

Le bilan coïncide avec celui avancé dans une entrevue accordée sous couvert d’anonymat à Novaya Gazeta Europe par la mère d’un marin qui, lui, a survécu.

Des gens ont été tués, certains ont été blessés, d’autres ont disparu. […] [Mon fils] m’a appelée en pleurant à cause de ce qu’il avait vu. C’était effrayant. De toute évidence, tout le monde n’a pas survécu, a-t-elle dit, évoquant environ 40 morts.

Plusieurs des blessés ont perdu leurs membres, parce qu’il y a eu plusieurs explosions causées à la fois par les missiles et par des munitions détonées, a-t-elle ajouté.

Mon fils m’a dit que le croiseur avait été frappé depuis la terre, du côté ukrainien. Un feu ne se déclenche pas sans raison […] Ils ont essayé d’éteindre le feu par eux-mêmes, après que trois missiles Neptune aient touché le croiseur, a-t-elle soutenu.

La femme accrédite ainsi la thèse mise de l’avant par l’Ukraine, même si celle-ci dit avoir lancé deux missiles en direction du Moskva.

Les autorités russes camouflent les informations, estime-t-elle, parce que le ministère de la Défense ne veut pas admettre une défaite de l’Ukraine. Il ne veut pas admettre qu’un tel croiseur a été endommagé.

Depuis le début de l’offensive, les autorités russes minimisent d’ailleurs leurs pertes, selon les experts.

À l’issue de la première semaine de combats, le ministère de la Défense déplorait dans ses rangs 498 morts et 1597 blessés. Il y a un mois, il confirmait un total de 1351 militaires tués et de 3825 blessés, un bilan nettement inférieur aux estimations ukrainiennes et occidentales.

Les forces ukrainiennes affirment que le nombre de militaires russes tués a désormais franchi le seuil de 20 000.

Il y a un mois, un responsable de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord estimait que le nombre de militaires russes tombés au combat au cours des quatre premières semaines du conflit se situait entre 7000 et 15 000 pour un total de 30 000 à 40 000 soldats russes tués ou blessés.

Utilisation de conscrits

Au-delà du nombre de morts gardé secret par Moscou, les témoignages des proches pointent vers un autre aspect de la guerre menée par la Russie : le recours à des conscrits, souvent très jeunes.

Rapidement après avoir lancé ce qu’il désigne comme une opération militaire spéciale, Vladimir Poutine a assuré qu’il n’enverrait pas de conscrits ou de réservistes combattre en Ukraine.

Au début du mois dernier, le ministère russe de la Défense a pourtant dû reconnaître la présence de conscrits au front, ajoutant que certains avaient été faits prisonniers. L’armée russe a argué qu’ils avaient été envoyés en Ukraine par erreur et rapatriés depuis.

Car la loi russe interdit de déployer ces dizaines de milliers d’hommes russes âgés de 18 à 27 ans, mobilisés chaque année pour un service militaire obligatoire d’un an, dans des opérations se déroulant à l’extérieur des frontières.

Un fait que n’a pas manqué de relever Dmitri Chkrebets.

Un conscrit qui n’est pas censé voir des combats actifs fait partie des disparus au combat. Les gars, comment peut-on être porté disparu en haute mer?!!!, a-t-il écrit sur le réseau social VKontakte.

« Je leur ai demandé directement : pourquoi vous, les officiers, êtes-vous en vie, et mon fils, un soldat conscrit, est-il mort? »

— Une citation de  Dmitri Chkrebets, rapportant un échange avec les commandants du Moskva

Les personnes qui ont permis que cela se produise devraient être punies, a-t-il déclaré à Radio Free Europe/Radio Liberty.

Plus nous écrivons, plus il leur sera difficile de garder le silence sur ce qui se passe, croit Dmitri Chkrebets.

Si plusieurs de ses concitoyens craignent de prendre la parole, ce n’est pas son cas. Un homme dont le fils lui a été enlevé d’une manière aussi ignoble n’a peur de rien!

Avec les informations de New York Times, The Guardian, BBC, The Insider, Radio Free Europe/Radio Liberty, Novaya Gazeta Europe, et Meduza



Reference-ici.radio-canada.ca

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