Quel président pour la France? | Présidentielle française 2022


Leur principale préoccupation en ce moment, c’est la perte de pouvoir d’achat, croit Gilles Ivaldi, chercheur au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF). L’enjeu a commencé à gagner en importance chez les électeurs dans la foulée du déconfinement et a littéralement explosé avec la guerre en Ukraine, à tel point que c’est maintenant devenu la priorité de la majorité d’entre eux.

Ce que beaucoup de Françaises et de Français veulent aujourd’hui, c’est une réponse politique rapide à l’augmentation des prix, avec une focalisation sur les prix des carburants et de l’énergie et, probablement, dans les mois à venir, des prix de certains produits alimentaires et matières premières, dont on pense qu’ils vont augmenter avec les répercussions de la crise en Ukraine, estime M. Ivaldi.

C’est Marine Le Pen qui a le mieux su répondre à cette inquiétude, croit souligne Bruno Cautrès, également chercheur au Centre de recherches politiques de Sciences Po. Depuis le tout début, elle a saisi l’importance de l’enjeu pour ses compatriotes, estime ce spécialiste des comportements et des attitudes politiques.

Elle a fait une très bonne campagne en parlant de choses concrètes, comme : Combien vous payez quand vous allez faire vos commissions au supermarché? Qu’est-ce qui vous reste dans votre porte-monnaie à la fin du mois?

La cheffe du Rassemblement national propose notamment de diminuer de 20 % à 5,5 % la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sur les carburants (pétrole, électricité et gaz) et de la réduire à zéro sur une centaine de produits de première nécessité.

Ça parle directement aux gens comme une mesure simple à comprendre, soutient M. Cautrès.

Marine Le Pen, devant un étal, serre la main à une marchande.

Marine Le Pen est allée à la rencontre d’électeurs au marché de Haguenau, dans l’est de la France, le 1er avril 2022.

Photo : Getty Images / Sébastien Bozon

« Une priorité absolue des cinq prochaines années, c’est de restituer aux Français leur argent. »

— Une citation de  Marine Le Pen lors du débat télévisé du 20 avril

Résultat : c’est elle qui est reconnue comme la candidate la plus crédible sur la question du pouvoir d’achat.

À l’inverse, le président sortant projette l’image de quelqu’un de distant, coupé des préoccupations des Français, selon M. Ivaldi.

Il est vu comme quelqu’un qui a la compétence et la stature présidentielle, qui sait représenter la France et gérer les crises, estime le chercheur. Par contre, sur la dimension empathique, il est très largement distancé par Marine Le Pen et par Jean-Luc Mélenchon.

« Emmanuel Macron est clairement perçu par une grande majorité de Français comme quelqu’un qui ne comprend pas leurs problèmes et qui n’est pas proche d’eux. »

— Une citation de  Gilles Ivaldi, spécialiste de la droite radicale et du populisme
Emmanuel Macron au centre d'une foule.

Emmanuel Macron était à Spezet, dans l’ouest de la France, le 5 avril 2022

Photo : Getty Images / Ludovic Marin

M. Macron a pourtant pris plusieurs mesures visant à améliorer le pouvoir d’achat des Français, dont la suppression de la taxe sur l’habitation, l’augmentation de l’allocation versée aux personnes âgées et l’envoi de chèques pour aider les ménages à faire face à la hausse du prix de l’énergie. De plus, le chômage a baissé au cours de son quinquennat, ce qui devrait être porté à son actif.

Cependant, beaucoup de Français ont plutôt le sentiment que le président sortant n’a pas rempli ses promesses de 2017, selon M. Cautrès.

« Il y a un écart très important entre la promesse qu’a faite Emmanuel Macron de dire : “Grâce à moi, l’ascenseur social va être débloqué, on aura des possibilités de promotion”; et puis la réalité, qui est qu’on a des gains substantiels de pouvoir d’achat, mais qui ne changent pas complètement la destinée sociale des individus. »

— Une citation de  Bruno Cautrès, chercheur à Sciences Po

Les inégalités sociales

En filigrane de la question du pouvoir d’achat se trouve celle des inégalités socioéconomiques et de la méritocratie, ce concept, bien présent en France, voulant que l’ascension sociale s’obtienne par le travail et le mérite, explique Gilles Ivaldi.

Beaucoup de Françaises et de Français ont le sentiment que ce système est grippé aujourd’hui, qu’il ne fonctionne plus, et qu’il ne suffit donc plus de travailler et d’être méritoire pour assurer un avenir à ses enfants, remarque-t-il.

« Cette notion d’équité et de méritocratie, ça constitue un des autres grands enjeux pour la France de demain, à plus long terme et pas seulement pour cette élection. »

— Une citation de  Gilles Ivaldi, spécialiste de la droite radicale et du populisme

De nombreux salariés ont le sentiment de travailler, de faire des efforts, et de ne pas en être assez récompensés du point de vue de leur salaire et du point de vue des possibilités de promotion sociale, estime également Bruno Cautrès.

Là-dessus, Emmanuel Macron, qui était banquier chez Rothschild avant de passer en politique, n’est pas le plus crédible. Marine Le Pen est, pour une majorité de répondants, plus à même de vraiment changer les choses.

Les enjeux identitaires

Un autre enjeu bien présent dans l’esprit des Français est celui de l’identité. Là aussi, Marine Le Pen s’est bien positionnée. Même si, ces derniers mois, elle a laissé Éric Zemmour occuper ce champ, le rejet de l’immigration et de l’islamisme ainsi que la préférence nationale demeurent le fonds de commerce du Front national (devenu Rassemblement national) depuis sa fondation.

Marine Le Pen a bénéficié de la présence d’Éric Zemmour qui, agissant comme un paratonnerre, a concentré l’attention médiatique et politique, pense Vincent Tiberj, chercheur à Sciences Po Bordeaux. Cela a permis à Mme Le Pen de jouer sa petite musique tranquillement, de se servir de son côté proximité avec les Français, son côté éleveuse de chats.

« Ça humanise sa personnalité et elle joue énormément sur cette humanisation. »

— Une citation de  Vincent Tiberj, chercheur à Sciences Po Bordeaux, spécialiste de la sociologie électorale
Marine Le Pen accroupie flatte le nez d'un chat.

La députée du Pas-de-Calais a profité du confinement pour passer un diplôme d’éleveuse professionnelle de chats. On la voit ici lors d’une visite au Ranch de l’espoir, en septembre 2020.

Photo : Getty Images / CHRISTOPHE ARCHAMBAULT

Le programme de Marine Le Pen demeure cependant d’extrême droite, rappelle M. Tiberj. Elle propose notamment de mettre fin à l’immigration de peuplement et au regroupement familial, de supprimer le droit du sol (soit l’accès à la nationalité française pour un enfant né en France de parents étrangers), d’assurer aux Français la priorité d’accès au logement social et à l’emploi et de leur réserver les aides sociales, d’expulser systématiquement les clandestins, délinquants et criminels étrangers, et de rétablir les peines planchers.

La cheffe du Rassemblement national souhaite également instaurer un référendum d’initiative populaire. Mais le référendum qu’elle entend utiliser, ce n’est pas forcément un référendum qui remet les citoyens au centre du jeu, explique M. Tiberj. C’est en fait un référendum qui permet directement au leader fort d’en appeler au peuple pour court-circuiter les contre-pouvoirs que sont le Parlement et le Sénat.

« C’est un programme particulièrement dur, particulièrement conservateur, particulièrement inquiétant d’un point de vue de la culture démocratique. »

— Une citation de  Vincent Tiberj, chercheur à Sciences Po Bordeaux

Un bilan mitigé

Si Marine Le Pen a l’avantage d’être celle qui remet en question, qui arrive avec de nouvelles propositions pour bouleverser l’ordre établi, le président sortant a la stature de celui qui sait gouverner, d’après Bruno Cautrès.

Emmanuel Macron est assez crédité par les Français de sa capacité à prendre des décisions dans des moments difficiles, comme il l’a fait pour la vaccination.

« Mais c’est une image à double tranchant, parce que ça accentue l’image de celui qui décide de tout sans trop consulter. »

— Une citation de  Bruno Cautrès, chercheur à Sciences Po

Et il a aussi l’apparence d’un politicien hautain et arrogant, ami des riches, qui lui colle à la peau et dont il doit tenter de se défaire pour trouver de nouveaux appuis.

Or, M. Macron est entré dans la campagne avec des propositions associées à la droite, comme le report de l’âge de la retraite à 65 ans et le durcissement des conditions d’accès au revenu de solidarité active (RSA), qui assure un niveau minimum de revenu.

Sa stratégie, explique Gilles Ivaldi, était de siphonner ce qu’il reste de l’électorat de la droite classique, notamment celui de Valérie Pécresse. Un calcul qui a été payant au premier tour, mais qui le force maintenant à faire des acrobaties pour séduire les partisans de Jean-Luc Mélenchon, pense le politologue.

Une affiche de campagne de Jean-Luc Mélenchon est placardée par-dessus celle d'Emmanuel Macron, de La République en marche.

Emmanuel Macron aura fort à faire pour convaincre les partisans de Jean-Luc Mélenchon de voter pour lui.

Photo : Getty Images / JOEL SAGET

On voit aujourd’hui dans la campagne du deuxième tour qu’il déploie de nombreux efforts pour se recentrer, quitte à revoir un peu sa copie sur la réforme des retraites et annoncer des choses moins drastiques et moins libérales, parce qu’il sent bien qu’il faut qu’il revienne vers un électorat plus à gauche, très préoccupé par la retraite et le pouvoir d’achat.

Ce ne sera pas facile pour Emmanuel Macron de séduire les mélenchonistes. En plus de son programme actuel, son bilan des cinq dernières années ne convainc pas les électeurs de gauche, observe Vincent Tiberj.

Presque les deux tiers des gens qui ont appuyé Jean-Luc Mélenchon refusent de voter pour Emmanuel Macron au deuxième tour, affirme-t-il. Et parmi les gens qui se reportent sur le président sortant, un nombre conséquent le font pour éviter Marine Le Pen, pas pour soutenir Macron.

« Ce qui se dessine aujourd’hui, c’est une élection qui va être pour beaucoup d’électrices, d’électeurs, une élection par défaut. »

— Une citation de  Gilles Ivaldi, spécialiste de la droite radicale et du populisme

Cela laisse prévoir un quinquennat difficile, anticipe M. Ivaldi. Au lendemain du deuxième tour, craint-il, on aura un très grand nombre de mécontents.

M. Macron est premier dans les sondages, mais l’écart avec Marine Le Pen n’est pas très élevé. S’il est réélu avec une faible majorité, il lui sera difficile de trouver la légitimité pour mener à bien son programme, considère M. Ivaldi.

La réforme des retraites est rejetée par 70 % des Français, précise-t-il. Donc si effectivement, une fois réélu, Emmanuel Macron s’engage sur cette réforme, il est probable que nous ayons une nouvelle vague de protestations, des manifestations, des blocages et des grèves.

Une foule de manifestants à Paris.

Les manifestants brandissent des pancartes indiquant « Ni Le Pen, ni Macron ».

Photo : AP / Christophe Ena

C’est que bien des gens risquent de ne pas se sentir représentés par leur président, craint Vincent Tiberj.

Dans un deuxième tour entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, ce sont tous les électeurs de gauche porteurs de questions autour des inégalités sociales, de l’éducation, de la santé, du réchauffement climatique, du multiculturalisme qui se trouvent de fait exclus du débat, observe-t-il.

Avec le danger d’un nouvel embrasement social.

« Les gilets jaunes, ça ne surgit pas de nulle part. »

— Une citation de  Vincent Tiberj, chercheur à Sciences Po Bordeaux

On se dirige carrément vers un conflit social, craint Bruno Cautrès.

Marine Le Pen, ses points forts sociologiques, ce sont les bas salaires, les jeunes travailleurs précaires, les travailleurs qui ont un contrat à durée déterminée, les gens qui galèrent avec des petits boulots mal payés, etc. Tandis qu’Emmanuel Macron est le candidat des cadres supérieurs, de la France qui va bien. C’est une sorte de nouveau conflit de classes.



Reference-ici.radio-canada.ca

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