Morts par hypothermie, amputations : les ravages de l’hiver parmi les sans-abri de Toronto



L’odeur de la chair en décomposition emplit la chambre du refuge où Pat Gallagher vit, dans le nord de Toronto. Il défait les bandages qui couvrent son pied gauche. Ses orteils ressemblent à des morceaux de charbon noir. Le diagnostic : une grave engelure.

Je fais comme si ça ne me dérangeait pas, mais quand tu regardes ton pied et que tu te rends compte que tu as déjà vu ça au Musée royal de l’Ontario, sur une momie morte, ça monte dans l’estomac, tu paniques un peu et tu te sens un peu malade, lâche-t-il.

Pat Gallagher, dans la chambre d'hôtel d'un foyer à Toronto.

Pat Gallagher dans la chambre d’hôtel d’un foyer à Toronto. Il doit être amputé d’une partie de son pied gauche en raison des gelures qu’il a développées

Photo : Chris Young/La Presse canadienne

Pat Gallagher doit se faire amputer des orteils et d’une partie du pied cette semaine. L’opération sera précédée de consultations avec des infirmières, des médecins et des psychologues, puis suivie d’une longue rééducation pour réapprendre à marcher.

Selon les professionnels de la santé, il s’agit du deuxième hiver difficile consécutif pour les personnes sans-abri. La pandémie a lourdement pesé sur un réseau de refuges déjà saturé. Les restrictions interdisant de manger et de se réchauffer dans les salles de restauration rapide ont laissé de nombreuses personnes sans nulle part où aller lors des nuits les plus froides.

De fait, le cas de Pat Gallagher n’est pas unique, explique Elizabeth Harrison, une infirmière au sein de l’organisme Inner City Health Associates.

Elle a vu une poignée de cas d’engelures graves cette année et tout autant l’année dernière. Beaucoup de personnes ont perdu des doigts et des orteils, selon elle.

La chaleur est l’un des traitements. La priorité lorsque l’on a des engelures c’est de ne pas en avoir d’autres, précise l’infirmière.

« La différence est incroyable entre une situation où une personne est accueillie dans un refuge-hôtel, ou dans un endroit chaud, et un retour à la rue après avoir eu des engelures. »

— Une citation de  Elizabeth Harrison, infirmière, Inner City Health Associates

Aucun lit disponible dans les refuges

Le réseau de refuges de Toronto est plein, ou presque plein, depuis des années. Cet hiver, Pat Harrison et d’autres sans-abri ont souvent appelé le bureau d’accueil central de la Ville, avant de se faire dire qu’aucun lit n’était disponible.

Les services d’urgence sont devenus des centres de réchauffement ad hoc, explique le Dr Stephen Hwang, médecin et chercheur au Centre MAP pour des solutions de santé urbaine du réseau hospitalier Unity Health Toronto.

Selon lui, le réseau met à disposition un travailleur de proximité qui appelle les services d’admission lors des nuits froides pour trouver des places dans les refuges.

Une personne quête dans la rue, devant un édifice du centre-ville de Toronto.

Selon les défenseurs des droits des personnes itinérants, les refuges sont saturés à Toronto

Photo : The Canadian Press / Christopher Katsarov

Il n’y a tout simplement pas assez de places pour les gens, se désole M. Hwang.

La Ville dit avoir ajouté 400 nouvelles places dans des refuges et 165 places dans des centres de réchauffement cet hiver. Elle a également maintenu ouverts ses espaces de réchauffement depuis le 7 janvier, plutôt que seulement lors des alertes de froid extrême.

Mais les défenseurs des droits des sans-abri estiment que c’est insuffisant.

En effet, au moins deux itinérants sont morts à cause du froid, bien que les données sur le sujet soient difficiles à obtenir selon le Dr Hwang. Il rappelle notamment le cas de Bernard Kelly, un homme de 74 ans souffrant de troubles cognitifs et de multiples problèmes de santé physique qui est mort de froid dans un abribus fin janvier.

Je le connaissais, c’était un homme bon, mais il était très vulnérable et c’est tout simplement tragique de voir des gens comme ça mourir de froid, confie-t-il.

Le risque persiste également lors des nuits moins froides

Les recherches du Dr Stephen Hwang, publiées en 2019 dans la revue scientifique International Journal of Environmental Research and Public Health, indiquent que si les gelures et l’hypothermie sont plus élevées lors des nuits extrêmement froides, les dangers existent également lors des nuits modérément froides.

Son équipe a constaté que 72 % des cas de décès ou de blessures par hypothermie se sont produits lorsque les températures minimales quotidiennes étaient supérieures à -15 °C.

Les gens ne se rendent peut-être pas compte qu’il y a toujours un risque de décès ou de blessure lors de ces nuits-là, explique-t-il.

Selon une porte-parole de l’hôpital St Michael’s, il y a eu au moins cinq décès de sans-abri en raison de l’hypothermie entre le 1er novembre et le 31 janvier. En raison du respect de la confidentialité des patients, un chiffre exact n’a pas pu être donné.

La santé publique de Toronto indique que trois personnes sans abri sont décédées d’hypothermie entre 2017 et la première moitié de 2021, mais elle note également qu’il n’y a pas de collecte systématique de données auprès de la police, des hôpitaux ou des ambulanciers.

J’ai commencé à réaliser que j’avais de sérieux problèmes.

Il ne faisait pas extrêmement froid la nuit où les pieds de Pat Gallagher ont gelé.

C’était le soir du 17 janvier dernier. La neige était tombée rapidement et des conditions de blizzard touchaient tout le Sud de l’Ontario. La température oscillait entre -2 °C et -3 °C. Les vents soufflaient en rafales à plus de 60 km/h.

Il était en train de pelleter pour une petite épicerie qui le paie en cartes alimentaires. Il avait chaud et était bien emmitouflé. Mais il était en sueur. J’aurais dû me dire qu’il y avait un problème, regrette-t-il.

Il est pourtant devenu expert pour rester au chaud et au sec. Il porte plusieurs chaussettes sèches et des gants supplémentaires. Il s’habille d’un pantalon de neige et d’un manteau épais.

Mais avec la COVID, tout était fermé et je ne pouvais pas vraiment entrer dans un Tim Hortons ou un autre endroit pour utiliser les toilettes, dit explique M. Gallagher.

Une tente en tissu plantée le long d'une autoroute.

La Ville estime que 7347 personnes étaient en situation d’itinérance l’an passé

Photo : Radio-Canada / Jean-Claude Taliana

Cela nous empêche de changer de chaussettes, de bottes et de sécher nos affaires avec le sèche-mains.

Cette nuit-là, il ne voulait pas retourner chez lui, un abri de fortune dans les bois dans l’ouest de la ville. Il allait faire trop froid.

Il s’est donc rendu dans une laverie automatique ouverte toute la nuit pour se réchauffer.

Quand j’ai retiré mes bottes, j’ai vu qu’il y avait comme une surface en verre sur mes pieds, dit-il. C’était bizarre. C’est là que j’ai compris que j’avais de sérieux problèmes.

Des semaines plus tard, dans l’attente d’une intervention chirurgicale sur son pied gauche, il espère que son pied droit, qui est toujours gonflé, mais d’un rose sain, guérisse.

Avec les informations de Liam Casey, de La Presse canadienne



Reference-ici.radio-canada.ca

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