Jour 1
9 h
J’ouvre la porte du pavillon de l’Assuétude, pleine d’appréhensions. Depuis quelques jours, je tente de me faire une idée de ce que je vais voir, de la façon dont je devrais aborder les personnes qui sont en thérapie. J’ai deux journées pour gagner leur confiance et je ne sais pas si ce sera suffisant.
Dès mon arrivée, Alexandre vient me voir. Moi je veux te parler.
Ils avaient été avertis de ma visite. Je suis tout de même prise de court, étonnée. Sans même me connaître, il avait pris la décision de témoigner de son parcours. Évidemment que je prendrai son témoignage et je lui promets de le faire dans la journée ou le lendemain. Je commence par faire le tour des lieux et je m’invite à leur premier atelier de la journée. Moi aussi j’ai besoin de les apprivoiser.
9 h 30
C’est le morning
, un atelier où l’objectif de l’intervenante est d’encourager la discussion. Les résidents doivent lancer à tour de rôle un dé pour piger une question. Pascale, intervenante menue aux cheveux colorés et couverte de tatouages, n’y va pas de main morte. Quel sens veux-tu donner à ta vie après la thérapie?
Une question qu’on se pose rarement dans la vie quotidienne. Je ne saurais même pas quoi y répondre. Eux, ils doivent creuser.
Je me demandais si j’allais refroidir les participants dans leurs témoignages. Bien vite, je me rends compte que ma présence change peu de choses.
« Je consomme depuis que j’ai douze ans. Ça fait quatre mois que je suis ici. C’est la première fois que je passe autant de temps sans consommer. »
La majorité d’entre eux étaient en prison avant d’arriver en thérapie. Vol, menaces, entrée par effraction, voies de faits, vente de stupéfiants…et ils ont tous des blessures d’enfance à guérir.
« J’ai passé mon enfance dans les centres d’accueil. »
« J’ai toujours été abandonné. Mes parents ne s’occupaient pas de moi. »
Mes blessures sont moins profondes, certes, mais je ne peux m’empêcher de me dire qu’on passe une bonne partie de notre vie d’adulte à tenter de rassurer notre enfant intérieur.
Une chose est sûre, ils rêvent tous d’un avenir meilleur après la thérapie. Ils veulent être plus présents pour leurs enfants, mieux connectés à leurs émotions, retourner aux études, avoir un premier emploi. Ces quatre murs sont remplis d’espoir.
11 h 55
Dans la grande salle, Sandy, une des leaders du groupe cette semaine, prend les présences. Ils doivent tous être assis dans leur chaise au moment prévu. C’est l’heure des tâches ménagères: nettoyage des planchers, des salles de bains, des aires communes…
Rassemblés entre eux, sans la présence des intervenantes, ils se taquinent joyeusement. Tiens, un revenant!
, lancent-ils à celui qui est resté au lit.
12 h 45
L’horaire des résidents est réglé au quart de tour, mais ils ont tout de même un peu de temps libre. Trop pour certains, pas assez pour d’autres.
« Le plus dur en désintox, c’est le temps libre, me dit un jeune résident. C’est comme être dans une salle d’attente. »
Il attend que les dix prochains jours passent pour aller retrouver ses trois enfants et sa blonde enceinte, sur le point d’accoucher. Il compte chaque heure.
C’est aussi durant ces moments de pause que les intervenantes gèrent tous les événements survenus au cours des dernières heures. L’absence d’un résident qui dormait encore ce matin, épuisé parce qu’il n’a pas dormi de la fin de semaine pendant sa sortie. Une autre n’a pas fait sa tâche au déjeuner. Une troisième négocie son temps d’accès à son téléphone.
Plusieurs résidents viennent me voir, défilent la liste de leurs infractions. J’ai l’impression qu’ils veulent voir comment je vais réagir. Je passe un test d’ouverture et de tolérance.
14 h 25
Tables et chaises sont alignées dans la grande salle pour l’atelier de l’après-midi. Après un rappel des règles sur le silence, les tours de parole et le respect, Myka Lapointe entame un cours plus formel.
La jeune intervenante de 23 ans a pour tâche de leur apprendre quels sont les différents comportements face aux émotions difficiles. Les résidents prennent des notes assidûment, plusieurs posent des questions pour s’assurer de comprendre. Ils cherchent à comprendre leurs propres comportements, mais aussi ceux de leur entourage.
« Quand ma mère est passive-agressive, je pète une coche. »
Je me prends au jeu d’essayer d’observer quelles sont mes propres réactions quand je suis moi-même mal à l’aise. Est-ce que je fuis? Est-ce que je me fâche? Est-ce que je l’exprime?
Toutes les intervenantes me le diront: être au pavillon de l’Assuétude c’est toujours être un peu en thérapie. Quand elles posent ces questions aux résidents, elles n’ont pas le choix de se les poser à elles-mêmes. Tous les jours.
Je craignais qu’il y ait de la lourdeur, d’y trouver des gens en mille miettes. Les résidents font un travail difficile de tous les instants pour briser leur cycle de dépendance. Mais ils sont là dans l’espoir d’une meilleure vie. Et c’est ce avec quoi je rentre à la maison ce soir-là.
Jour 2
14 h
Il fait un temps magnifique. Quand j’arrive au pavillon, les résidents sont tous dehors à profiter un peu des rayons du soleil. C’est le printemps pour tout le monde.
« Hé la journaliste, t’es encore là! Je t’avais pas vue ce matin! »
Pour souligner son anniversaire, Sandy a demandé à faire de la tire sur la neige. C’est la fête dans la cour. L’heure de l’atelier sera repoussée un peu pour profiter du moment présent.
16 h 55
On nous sert ce soir du pâté chinois. Un des résidents est de retour d’une chirurgie d’un jour. Sandy prend soin de lui apporter son repas et de l’aider dans ses déplacements. Tous prennent des nouvelles du convalescent.
Liam me surprend dans la lune. T’as l’air fatiguée la journaliste. Qu’est-ce qui t’arrive?
J’ai mal dormi.
Blagueur, il se tourne vers Alexandre, avec qui je viens de faire une entrevue. Qu’est-ce que tu lui as fait à la journaliste? Elle est épuisée!
Je ris de bon cœur. J’ai l’impression d’être dans un souper de famille avec mes frères. Je sais ce que ça veut dire quand on se fait taquiner comme ça : je suis acceptée.
18 h 25
L’atelier du soir est particulier. L’adjointe était venue me voir avant pour savoir si j’allais y assister. Ça brasse plus fort, elle veut ménager les ardeurs.
Chantale, dont plusieurs résidents m’ont parlé, doit faire une technique d’impact. L’objectif : faire sentir physiquement l’impact des émotions.
Tour à tour, ils doivent tenir dans leurs mains une chaise, symbole de leurs émotions envahissantes. C’est lourd, ça cache la vue, ça empêche d’avancer. L’image est forte.
Ils sont peu nombreux à vouloir se prêter au jeu. Ils savent que ça brasse et que Chantale ne leur rendra pas la tâche facile.
De quoi est-ce qu’il faut que tu fasses le deuil?
, demande-t-elle à un des braves.
Le deuil de ma mère. Je ne suis pas coupable de l’abandon dans mon enfance
, répond-il avec une honnêteté désarmante.
Ceux qui ne font pas preuve de la même franchise se le font dire par le reste du groupe. Ils ont goûté à la légèreté procurée après avoir partagé leur fardeau. Ils s’attendent à ce que chacun s’ouvre avec confiance. Personne ne laisse tomber personne.
20 h
Je quitte le pavillon avec un pincement au cœur. Les résidents vaquent tous à leurs occupations et je suis sûrement déjà un souvenir pour eux. Aucun ne se trouve près de la sortie pour me dire au revoir.
Jolyanne Arvisais, la conseillère clinicienne, me l’a dit en entrevue : tout le monde quitte le pavillon en étant marqué. Je n’y échappe pas. C’était un énorme condensé d’humanité, de vulnérabilité qui fait du bien à voir et à entendre.
C’était un privilège de partager ces quelques heures avec eux. Rarement j’ai vu autant de franchise et d’ouverture dans un groupe. Et je me dis qu’on aurait tous à apprendre d’eux. Regarder droit dans les yeux nos failles, les embrasser et continuer d’avancer.
Reference-ici.radio-canada.ca