De Telegram au tribunal : les défis de prouver les crimes de guerre en Ukraine | Guerre en Ukraine


Depuis le massacre de Boutcha, la France, les États-Unis, et plus récemment la Cour pénale internationale et le Royaume-Uni, ont tour à tour annoncé l’envoi d’enquêteurs pour assister leurs homologues ukrainiens sur le terrain dans leurs investigations sur de possibles crimes de guerre.

Or, une autre partie du travail, tout aussi importante, se fait à distance.

On a non seulement la chance de pouvoir être sur le terrain, d’avoir accès directement à des témoignages – ce qui est rarement le cas –, mais on assiste aussi à un effort inédit en termes d’archives, de coordination et d’analyse […] grâce à de nouvelles méthodes et àl’OSINT, explique Marie Lamentsch, coordinatrice de projets à l’Institut montréalais d’études sur le génocide et les droits de la personne (MIGS) de l’Université Concordia.

C’est grâce à ces technologies que le Laboratoire de preuves d’Amnistie internationale compile une liste des attaques illégales qui ont lourdement endommagé des infrastructures, blessé ou tué des civils en Ukraine. De la même façon, les journalistes du média d’investigation Bellingcat recensent les évènements qu’ils ont pu vérifier dans une carte interactive (Nouvelle fenêtre) de l’Ukraine et de la Russie.

Ces derniers sont appuyés dans leurs efforts par Mnemonic, une ONG basée à Berlin qui archive et enquête sur des cas de violation des droits de la personne grâce aux informations obtenues par l’OSINT.

Forte de ses projets passés qui ont permis de documenter des crimes allégués en Syrie, au Yémen et au Soudan, l’organisation travaille à développer des « Archives ukrainiennes ».

Jusqu’à présent, nous avons archivé 500 000 éléments, indique Libby McAvoy, conseillère juridique chez Mnemonic. C’est sur TikTok et Telegram que l’ONG a pu dénicher le plus de publications, précise-t-elle.

Un homme prend une photo d'un blindé de l'armée russe détruit.

Un homme prend une photo d’un blindé de l’armée russe détruit, à Dmytrivka, en Ukraine.

Photo : Getty Images / Alexey Furman

Mais le travail ne s’arrête pas à l’archivage : l’équipe de Mnemonic s’affaire à confirmer l’authenticité des contenus préservés, en veillant à garder la trace de tout changement apporté à la publication originale. Les métadonnées en sont extraites afin d’obtenir des détails sur l’heure et la localisation.

Une analyse méticuleuse est en outre menée pour identifier une série d’éléments, comme la langue parlée, les conditions météorologiques, les vêtements, armes ou munitions visibles et tout autre point de repère. Quand nous arrivons au stade de l’enquête, nous cherchons à comprendre, par exemple, où et quand une attaque a eu lieu, ainsi que les personnes qui sont impliquées – les attaquants comme les personnes touchées, détaille Libby McAvoy.

Les enquêteurs peuvent en outre recourir à l’imagerie satellite et aux données de vol, dans les cas de bombardements aériens. Ils cherchent aussi à faire valider certaines informations auprès de personnes présentes au moment de l’attaque, comme des survivants, des proches de victimes ou du personnel médical.

Pour l’heure, Mnemonic et ses partenaires en sont encore à collecter et à vérifier l’authenticité de la multitude de vidéos, photos et contenus audio qui circulent en ligne, dans le respect des standards fixés par le Protocole de Berkeley.

C’est la procédure à respecter pour la collecte et l’archivage de données provenant de sources ouvertes, résume au micro de Day 6 (Nouvelle fenêtre) Nadia Volkova, avocate des droits de la personne au sein de l’Ukrainian Legal Advisory Group, qui collabore avec Mnemonic.

Qu’est-ce que le Protocole de Berkeley?

C’est le premier protocole international sur le recours aux médias sociaux et aux sources ouvertes numériques comme preuves dans le cadre d’enquêtes criminelles et sur les droits de l’homme.

Il recense les directives et la méthodologie à suivre pour la collecte, l’analyse et l’archivage d’informations numériques – données, photos, vidéos, audio, etc. – de manière à respecter le cadre légal auquel ce matériel est destiné. Le protocole comprend des mesures que les enquêteurs doivent prendre tout au long du processus afin de protéger leur sécurité numérique ainsi que celle d’autrui (témoins, victimes, citoyens, militants, journalistes).

À chaque étape du processus, la transparence est de mise. Les enquêteurs veulent à tout prix s’assurer de respecter les différentes juridictions et les règles de preuve afin que tout le matériel conservé ne soit pas rejeté pas la cour.

Pour ce faire, Mnemonic devra être en mesure d’identifier la provenance de tout élément soumis et démontrer qu’il n’a pas été altéré.

Avec le contenu provenant des réseaux sociaux, il y a toujours des problèmes d’authentification et d’interprétation qui se posent, souligne Frédéric Mégret, professeur titulaire de la Faculté de droit de McGill et spécialiste de la justice pénale internationale.

L’image peut être trompeuse, poursuit-il, donc il s’agit de la restituer dans un contexte judiciaire, avec un seuil de preuve qui est quand même assez élevé puisqu’il faut prouver la culpabilité au-delà du doute raisonnable.

Apprendre de la Syrie

Bien que Mnemonic ait archivé plus de 3 millions d’éléments numériques dans ses « Archives syriennes », qui ont vu le jour en 2014, ceux-ci n’ont pas été soumis comme preuves en cour.

La documentation archivée par Mnemonic concernait des attaques menées sur des infrastructures civiles ou le recours à des armes chimiques. Elle n’avait donc pas sa place dans les procès au criminel qui visaient des tortionnaires syriens, justifie Libby McAvoy.

Il semble toutefois que le contexte soit très différent dans le cas de l’Ukraine, par rapport aux autres projets sur lesquels nous avons travaillé, note Mme McAvoy, qui précise que les méthodes et les outils de l’organisation se sont raffinés depuis ses débuts.

L’ONG a pu se faire la main, notamment en documentant les bombardements russes en Syrie en 2011.

Depuis le début de l’invasion en Ukraine, des parallèles sont dressés entre les deux conflits. Comme en Syrie, des infrastructures civiles, des écoles, des garderies, des hôpitaux et des marchés publics ont été bombardés.

« Quand on voit à quoi ressemble Marioupol maintenant, c’est difficile de ne pas penser à Alep, en Syrie. »

— Une citation de  Marie Lamentsch, coordinatrice de projets au MIGS de l’Université Concordia
Un homme en habit militaire prend une photo avec son téléphone avec sa main droite. Dans sa main gauche, il tient une arme.

Un homme qui a décidé de prendre les armes pour défendre l’Ukraine dans un immeuble détruit dans la capitale, Kiev.

Photo : Getty Images / Alexey Furman

Si les renseignements de sources ouvertes avaient aussi permis de documenter les atrocités commises en Syrie, cette fois-ci, l’accès est plus direct que jamais. Surtout grâce aux réseaux sociaux.

Depuis la fin février, des vidéos filmées par des adolescents qui ont dû se mettre à l’abri des bombes dans des bunkers ou par des soldats ukrainiens envoyés au front ont trouvé leur place dans l’algorithme des géants du web.

Le défi demeure toutefois d’archiver ces preuves numériques, qui comportent souvent des images explicites de violence, avant que les plateformes ne les suppriment.

C’est ce qui était au cœur de la création des Archives syriennes, explique Libby McAvoy. Les fondateurs de Mnemonic, le journaliste syrien Hadi Al-Khatib et Jeff Deutch, avaient remarqué qu’une grande partie du matériel vidéo documentant des violations des droits de la personne en Syrie sur les réseaux sociaux était supprimé et rendu inaccessible, poursuit-elle.

Pour ses « Archives ukrainiennes », Mnemonic et ses partenaires ont tenté d’instaurer un canal de communication avec les géants du numérique, comme Meta (Facebook, Instagram) et Twitter.

Ça demeure un gros problème, et nous travaillons fort là-dessus afin de négocier avec eux, indique de son côté Nadia Volkova, de l’ONG Ukrainian Legal Advisory Group.

Crimes de guerre, crime contre l’humanité ou génocide?

Le travail de collecte, d’authentification et d’archivage n’est en aucun cas garant de l’admissibilité du matériel par la cour. Nadia Volkova espère de tout cœur que les éléments recueillis serviront un jour de preuve devant les tribunaux, de juridiction nationale comme internationale.

Ces publications recueillies en ligne viendraient alors donner du poids aux déclarations de témoins devant une cour de justice.

Des dossiers pourraient se retrouver entre les mains de la Cour pénale internationale, si les tribunaux nationaux ne sont pas saisis. Les procureurs auront alors la lourde tâche d’identifier des responsables et de prouver hors de tout doute les crimes qu’ils ont commis.

Depuis les premiers assauts, de plus en plus d’éléments semblent indiquer que des crimes de guerre ont été perpétrés en Ukraine par les forces militaires russes.

Le président américain Joe Biden est même allé jusqu’à qualifier de génocide les actes commis par la Russie – des propos auxquels le premier ministre canadien Justin Trudeau a aussi fait écho. Moins prompt à reprendre cette formule, le président français Emmanuel Macron a pour sa part déclaré qu’il revenait aux juristes d’en juger.

Une femme blessée au visage se déplace à l'extérieur, près d'un édifice détruit. Elle se couvre d'une couverture.

Marianna Vishegirskaya a survécu à une attaque qui a endommagé l’hôpital pédiatrique de Marioupol, en Ukraine, en mars. Elle a par la suite donné naissance à sa fille dans un autre hôpital de Marioupol.

Photo : Associated Press / Mstyslav Chernov

Dans le cas d’un génocide, il faut démontrer que chaque acte posé découle d’une intention : celle de détruire et d’exterminer un groupe, ou une partie d’un groupe, de manière ciblée. Cette notion d’intention est vraiment difficile à prouver, souligne Marie Lamentsch.

C’est pourquoi les éléments de preuve comme des vidéos ou des photos ne suffiront pas. Afin de monter un dossier béton, il faudrait aussi des communications destinées aux officiels russes à l’interne, des conversations téléphoniques interceptées, des documents, des discours, des éditoriaux ou du matériel de propagande qui témoignent de cette intention, donne-t-elle en exemple.

S’il y a génocide ou non, personne ne le sait réellement, estime Frédéric Mégret.

« C’est évident qu’il y a eu des exécutions, que c’est illégal et qu’il y a, au minimum, un crime de guerre. Mais est-ce qu’il y avait vraiment une intention génocidaire ou est-ce que ce sont des soldats russes qui font n’importe quoi parce qu’ils ne sont pas disciplinés? »

— Une citation de  Frédéric Mégret, professeur titulaire de la Faculté de droit de McGill

Difficile de tirer une conclusion, même si des éléments permettent de penser qu’un génocide est en train d’être commis, nuance tout de même le spécialiste de la justice pénale internationale.

Bien que le terme génocide soit plus chargé – et ravive des images de corps abandonnés dans les rues du Rwanda ou de camps de concentration durant l’Holocauste – les crimes de guerre ou contre l’humanité n’en sont pas moins graves, rappelle Mme Lamentsch.

Un crime de guerre représente tout acte commis contre des personnes protégées par les Conventions de Genève, comme des civils qui ne prennent pas part aux hostilités, des personnes blessées ou faites prisonnières. Un crime contre l’humanité se distingue par le caractère répétitif et planifié des agressions à l’encontre d’une population civile.

On voit à quel point les civils sont visés de manière systématique, et que ce ne sont pas juste les soldats, observe la spécialiste. Dès que l’armée [ukrainienne] arrive dans une ville de nouveau libérée, on ne retrouve que des civils abattus, alors qu’il n’y a aucune raison de tuer des civils de la sorte.

Il reviendra aux tribunaux de trancher la question. Plusieurs années pourraient passer avant qu’un verdict de culpabilité tombe, surtout dans le cas des plus hauts responsables, soulignent les experts consultés par Radio-Canada.

Que les preuves numériques finissent par passer le test des tribunaux ou non, le fait de les rassembler pour montrer que des crimes ont été commis est une nécessité, voire un devoir de mémoire, selon Marie Lamentsch. D’autant plus que le président russe Vladimir Poutine n’a eu de cesse de nier complètement les faits, accusant même l’Ukraine de tuer ses propres enfants.

C’est grâce à cet effort d’archivage qu’on peut montrer la vérité au monde, ajoute-t-elle. Et pour les familles des victimes, c’est important.



Reference-ici.radio-canada.ca

Leave a Comment